Bertrand Collomb (Lafarge) : « La confiance du board permet au management d’inscrire son action dans la durée »

Valeurs, intégrité, transparence : Bertrand Collomb, président d’honneur de Lafarge, livre sa vision de l’entreprise, et l’importance de la confiance dans l’économie.

Quelle est pour vous la signification du mot « confiance » et comment se construit-elle ? 

La confiance est le sentiment qui permet d’établir une relation positive, active et sans arrière-pensée avec quelqu’un. C’est un sentiment opérationnel, qui a toute sa place dans l’entreprise. Il est essentiel dans le système économique libéral. Celui-ci se fonde sur les transactions : rien ne peut être fait dès lors que l’on n’a pas confiance soit dans l’interlocuteur, soit dans le système.

La confiance se construit dans la durée, mais elle peut être détruite instantanément. A noter qu’il est vain de tenter de l’obtenir dans un moment de crise, si elle n’est pas préexistante. C’est dans la pratique de tous les jours qu’elle se crée et lorsque le management inspire confiance, il est toujours possible de trouver des solutions, même lorsque la situation est difficile.

Vous avez une grande connaissance de la culture américaine. La confiance entre les acteurs économiques se construit-elle différemment outre-Atlantique ?

Je ne pense pas qu’il soit pertinent d’opposer ces deux systèmes, mais ils sont indéniablement différents. Les Français n’ont jamais vraiment eu confiance dans le système économique libéral, ni, de façon plus générale, dans le marché. En France, nous aimons comprendre et superviser ce qui nous entoure ; or, le système libéral engendre des résultats impossibles à contrôler. Aux USA, la situation est différente : les Américains ont toujours eu confiance dans le système, mais pas forcément dans ses acteurs. Les Etats-Unis ont d’ailleurs une histoire de méfiance vis-à-vis des très grandes firmes. On se souvient de la lutte entre Main Street et Wall Street, qui a marqué les esprits.

Ces différences entre les deux pays se ressentent aussi au niveau de l’entreprise. En France, son fonctionnement nécessite que les collaborateurs aient confiance dans leurs patrons. Il y a une certaine loyauté, une émotion commune. Celle-ci est moins présente outre-Atlantique, où les collaborateurs  travaillent  d’abord pour réaliser les objectifs qui leur ont été fixés, et ressentent moins ce besoin d’être investi émotionnellement. Mais le constat selon lequel on travaille mieux pour quelqu’un en qui l’on a confiance demeure vrai des deux côtés de l’Atlantique : j’en ai fait l’expérience.

Vous avez siégé dans de nombreux conseils d’administration. Comment se noue la relation de confiance entre le board et le management ?

Elle se construit avant tout par la transparence et la vérité. Un conseil d’administration a beaucoup de mal à comprendre ce qui se passe dans l’entreprise, parce qu’il se trouve à l’extérieur de l’organisation. Il doit donc avoir l’assurance que la parole du management s’inscrit dans un discours de transparence et de vérité. Ce filtre ne doit pas cacher les risques, et a le devoir de présenter toutes les options possibles pour l’entreprise.

Le deuxième point porte sur les échanges, qui doivent être de qualité, et le soutien réciproque dans les moments difficiles. Lorsque tout va bien, on pourrait presque dire que le conseil d’administration ne sert à rien : c’est en revanche lorsque surviennent les crises qu’il doit jouer son rôle, en exerçant un contrôle du management, tout en le soutenant. C’est à travers la nature de ce soutien et de ces échanges dans les situations difficiles que la confiance se tisse.

Quelle est l’importance de cette relation pour l’entreprise ?

Une entreprise peut fonctionner dans toutes les circonstances, ou presque. Mais si la confiance fait défaut entre le management et le conseil d’administration, elle fonctionnera mal. Il est important pour le comité exécutif de pouvoir travailler dans la continuité et la cohérence. Ces deux notions supposent de savoir comment le conseil réagit et donc avoir confiance dans le soutien du board. Le management peut ainsi s’inscrire dans la durée, et s’engager dans une direction donnée, sans redouter une surprise.

Vous êtes décrit comme un capitaine d’industrie qui a su hisser Lafarge au premier rang mondial de son secteur tout en préservant les valeurs de l’entreprise. Quelles sont ces valeurs ? 

La première valeur de Lafarge repose sur le respect des hommes et des femmes. Elle ne concerne pas seulement les collaborateurs mais aussi les clients, les fournisseurs, et l’humain au sens large.
Par ailleurs, Lafarge croit résolument au progrès. Il ne s’agit pas seulement de l’innovation fracassante comme la biotechnologie ou l’informatique, mais d’un progrès qui survient par étapes, pas à pas. Il passe par les hommes et les femmes, en partant du principe qu’ils peuvent se dépasser dès lors qu’on leur fait confiance et qu’on les place en situation d’accomplir quelque chose.

 

Les dirigeants de grands groupes doivent travailler davantage pour obtenir la confiance, en veillant à ne pas abandonner le contact direct.

 

Enfin, Lafarge se caractérise par le souci du long terme. Son investissement dans une nouvelle usine implique la prévision d’une durée de vie de 50 ans.
Ces valeurs se marient bien avec les facteurs de succès de notre métier et elles expliquent le développement et le succès du groupe.

Différentes études montrent que le public fait plus facilement confiance aux petites entreprises, plus proches d’eux et de leurs préoccupations quotidiennes, qu’aux grands groupes. Comment expliquez-vous cette défiance ?

Elle s’explique très simplement par une question de proximité. On place plus facilement sa confiance dans ce que l’on voit. Dans une grande entreprise, les centres de décision sont lointains et paraissent anonymes. Les arbitrages qui y sont pris peuvent être difficiles à comprendre, et intègrent souvent des facteurs qui ne sont pas en rapport avec le territoire où ils s’appliquent. Des usines peuvent fermer pour des raisons qui ne sont pas liées à leur performance propre, comme la conjoncture d’un autre site, l’équilibre général des activités ou encore une situation d’endettement du groupe.

Dans ce contexte, il est difficile d’avoir confiance. Les dirigeants de grands groupes doivent ainsi travailler davantage pour l’obtenir, en veillant à ne pas abandonner le contact direct. Les principaux cadres doivent être sur le terrain aussi souvent que possible pour entretenir un sentiment de proximité vis-à-vis des collaborateurs.

Je tiens à souligner un point positif qui transparaît dans ces études : lorsque l’on questionne les gens sur les grandes entreprises dans leur ensemble, ils portent un jugement plutôt négatif. Mais si on les interroge sur l’entreprise pour laquelle ils travaillent, ils ont généralement un regard positif, même s’il s’agit d’un grand groupe. Là aussi, on retrouve la notion de proximité.

Vous vous êtes investi très tôt dans les questions de l’environnement et du développement durable. Que pensez-vous de l’ampleur prise par les politiques RSE ces dernières années dans le monde de l’entreprise ? 

Je me suis engagé sur ce sujet en 1992 à la suite du sommet de Rio. A l’époque, on ne savait pas encore si le réchauffement climatique était une réalité, mais il avait été prouvé que la teneur en CO2 de l’atmosphère avait fortement augmenté. J’ai conduit Lafarge à anticiper les changements à venir et je n’ai pas été le seul à faire ce choix. Une organisation, le WBCSD (World Business Council for Sustainable Development), a réuni à partir de 1995 les entreprises qui croyaient au développement durable et à la RSE. Le mouvement a été poursuivi avec des hauts et des bas. Le slogan de cette organisation était : « Business cannot succeed in a world that fails. » C’est pour moi une vérité assez évidente : tout l’enjeu est de savoir comment aider le monde à s’améliorer.

 

L’action de l’entreprise doit plus que jamais être porteuse de sens pour tous les collaborateurs.

 

Avant la COP 21 à Paris, nous avons connu un réengagement fort des entreprises, caractérisé par une demande de continuité et de cohérence qui manque parfois au monde politique.
Les entreprises sont des parties prenantes essentielles en matière de RSE. Leurs seules actions ne sont pas suffisantes mais leur impact peut être important dans la mesure où elles sont soutenues par les organisations nationales et internationales.

On dit que les nouvelles générations (les Y et les Z) sont à la recherche d’une adéquation entre leurs valeurs personnelles et les valeurs portées par leur entreprise. Partagez-vous ce constat ?

C’était déjà le cas pour les générations antérieures. Depuis 20 ans, les nouveaux cadres posent beaucoup de questions sur la RSE. Ils ont toujours été fiers de travailler au sein d’une entreprise qui correspond aux valeurs qui leur tiennent à cœur. Cela s’est exacerbé aujourd’hui, car le monde est moins linéaire qu’auparavant. Il est donc d’autant plus important, pour les nouvelles générations, de garder leur compas moral. Leurs exigences ont augmenté et elles refusent de se contenter de suivre le mouvement. Elles adoptent une attitude plus active qui se traduit par le goût de l’entrepreneuriat et par le désir d’agir dans la société.
Pour être en adéquation avec ces envies, l’action de l’entreprise doit plus que jamais être porteuse de sens pour tous les collaborateurs. C’est encore une question de communication et de proximité avec le management, qui est fondamentale. Cela suppose beaucoup de dialogue, et une certaine exemplarité.

La morale a-t-elle sa place dans la gouvernance d’entreprise selon vous ?

Tout à fait. Certains prétendent que l’entreprise ne doit pas avoir de morale : je suis en désaccord complet sur ce point. Il ne faut pas oublier que les entreprises, même les plus grandes, ont des actionnaires ultimes qui sont des individus dotés d’un sens moral. Pourquoi n’attendraient-ils  pas des entreprises où ils ont investi un comportement moral ?
Le refus du mensonge et la confiance dans l’honnêteté des hommes et des femmes sont indispensables dans la durée, afin que les gens puissent travailler sereinement ensemble.
J’ai d’ailleurs souvent été surpris de la façon dont les gens à qui l’on fait confiance sont capables de se dépasser et de faire preuve d’initiative, et parfois d’abnégation, pour trouver des solutions aux problèmes auxquels l’entreprise est confrontée.

Confiance & Gouvernance est un cercle de réflexion initié par Deloitte pour questionner les modèles de gouvernance d'aujourd'hui et de demain. Suivez les débats entre les acteurs économiques et la société, et partagez le fruit des réflexions d'administrateurs et de dirigeants, français et étrangers.

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