Interview réalisée par Marie-Line Ricard, Associée Blockchain & Web 3, Jérémy Stevance, Manager Blockchain & Web3 et Marvin Calvaire, Analyste Blockchain & Web3.

1. En guise d’introduction, pouvez-vous nous présenter votre rôle au sein de la Banque de France ? Par quel biais vous êtes-vous intéressé à la Blockchain, et quelle est la place de la Blockchain à la Banque de France ?

La Blockchain est apparue en 2016 au sein de la Banque de France, soit un an seulement après la création d’Ethereum, au travers de notre Lab en charge de notre démarche d’innovation.  L’objectif du Lab est d’explorer la manière dont les nouvelles technologies, comme la blockchain, peuvent disrupter les processus existants et servir les missions de la Banque de France.

En 2016, la première expérimentation blockchain de la Banque de France – MADRE – visait à revisiter un processus bancaire de place, celui de la gestion des ICS, les identifiants des créanciers SEPA. L’objectif étant de regrouper les banques de la place parisienne au sein d’une blockchain interbancaire pour la gestion des ICS ; le POC est développé en 2017, et mis en production en 2018.

La digitalisation de l’économie, associée au développement de nouveaux actifs de règlement, a renforcé l’intérêt pour la blockchain, en ce qu’elle permet de tokéniser des actifs, en particulier la monnaie de banque centrale. Dans ce contexte, la Banque de France a lancé un programme d’expérimentation sur la Monnaie Numérique de Banque Centrale (MNBC) à des fins de règlement interbancaire en 2020. Dès le 1er janvier 2021, un centre d’expertise blockchain est créé, au sein de la DSI, sous la responsabilité de Frédéric Faure, pour gérer les expérimentations.

À noter qu’au niveau personnel, Frédéric Faure découvre l’écosystème en 2012 via le Bitcoin, alors qu’il occupait une fonction d’audit en cybersécurité au sein de la Banque de France.

 

2. Quels sont les enseignements majeurs que la Banque de France a pu tirer de ses différentes expérimentations MNBC Interbancaires ?

Les expérimentations MNBC interbancaires débutent en mars 2020, avec 9 candidats retenus à la suite d’un appel à contribution du marché, et parmi lesquels figuraient des institutions financières, des infrastructures de marché, des fintechs et des entreprises du numérique.

Basées sur des blockchains tant publiques que permissionnées, les expérimentations étaient notamment centrées sur l’utilisation de cette technologie pour des processus interbancaires de type règlement-livraison et règlements transfrontières.

En matière d’enseignement, nous avons montré que la MNBC associée au potentiel innovant des technologies blockchain à la capacité de renforcer l’efficacité et la sécurité du règlement des transactions. Dans une dimension IT, nous avons démontré que les technologies blockchain :

  • ont atteint un niveau de maturité permettant de gérer des mécanismes financiers, mais aussi d’opérer un moteur de règlement réalisant des opérations complexes ;
  • sont interopérables avec des SI conventionnels, mais aussi avec d’autres solutions blockchains y compris de technologies différentes ;
  • sont en capacité de gérer la confidentialité des transactions grâce à la mise en œuvre de méthodes cryptographiques avancées et sont en passe de supporter des volumes de transactions de plus en plus importants.

Ces expérimentions ont aussi été l’opportunité pour la Banque de France de développer notre propre blockchain permissionnée, appelée DL3S, basée sur HyperLedger Fabric. Cette solution blockchain vise à répondre aux besoins et aux attentes des intervenants de marché grâce à des services de livraison et de règlement efficaces.

Enfin, ces travaux et enseignements viennent compléter et alimenter les réflexions et travaux au sein de l’Eurosystème pour une MNBC de détail, auxquels la Banque de France participe activement.

 

3. Quel rôle joue la Banque de France au sein du projet d’euro numérique de la BCE ?

Concernant la MNBC de détail, connu aussi sous le nom d’euro numérique la Banque de France est bien sûr fortement impliquée tant stratégiquement qu’opérationnellement et cela dès les travaux préparatoires qui ont démarré en janvier 2020 avec la mobilisation d’experts pluridisciplinaires.

À la suite de cette première phase, le Conseil des Gouverneurs de la Banque centrale européenne (BCE) a validé, en juillet 2021, la poursuite des travaux avec le lancement d’une phase d’investigation de 24 mois. Cette phase d’investigation vise à explorer avec le secteur privé la mise en œuvre d’un euro numérique. Concrètement, l’équipe blockchain de la Banque de France contribue à la conception, à l’architecture et à la réalisation d’un prototype applicatif de l’euro numérique qui doit s’achever cet automne. Au regard des travaux, enseignements et analyses, en cette fin d’année, le Conseil des Gouverneurs se prononcera sur l’opportunité du lancement d’un projet.

 

4. Parmi les cas d’usages évoqués, lesquels seraient les plus impactants/priorisés ?

L’apport d’un euro numérique serait tout d’abord d’accompagner la digitalisation de l’économie en proposant une version numérique du billet. En effet, la monnaie fiduciaire et l’euro numérique partagent un certain nombre de caractéristiques et d’objectifs tels que la confidentialité des paiements, l’inclusion financière, sa gratuité et c’est également un symbole d’appartenance à l’Union monétaire européenne utilisable partout en Europe pour tous les usages.

Un autre élément essentiel est la volonté de renforcer notre autonomie stratégique sur les paiements en réduisant notre dépendance aux solutions non-européennes en particulier dans un contexte de tensions géopolitiques, mais avec la volonté forte de développer des synergies avec les solutions privées.

 

5. Quels seraient les principaux risques/challenges dans la conception de l’euro numérique ?

Bien que nous soyons uniquement en phase d’investigation de l’euro numérique, les seuls défis technologiques sont déjà nombreux, à titre d’illustration on peut citer :

  • la gestion de la confidentialité et le respect de la vie privée qui est un des enjeux majeurs identifiés par les citoyens européens ;
  • la performance du système et sa scalabilité qui seront clés pour répondre de manière satisfaisante aux pics de charges et d’activités (notamment lors des fêtes de fin d’année durant lesquelles les infrastructures de paiement sont très fortement sollicitées) ;
  • la sécurité sur toute la chaine de traitement est un impondérable et bien évidemment au cœur de nos travaux ;
  • et enfin l’interopérabilité est un élément clé de succès, l’euro numérique à vocation de s’interopérer avec les intermédiaires, les systèmes informatiques existants, les terminaux de paiement, les sites de e-commerces et les équipements des particuliers afin d’être aussi utilisé à différentes échelles.

Sur les aspects métiers, il est important de mentionner les enjeux sur la stabilité financière pour la mise sous contrôle des risques identifiés et l’impact d’un futur euro numérique sur la mise en œuvre de la politique monétaire.

 

6. Quelle place occupe la RSE au sein des chantiers MNBC et du projet de l’euro numérique ?

Le green finance et la responsabilité sociétale et environnementale (RSE) sont de manière générale, des enjeux très importants pour la Banque de France, qui souhaite se positionner en tant que modèle dans l’Eurosystème sur ces sujets. Lors des différentes expérimentations menées sur la MNBC Interbancaire, la Banque de France a affiché une volonté forte de ne pas utiliser de blockchain Proof-of-Work par exemple. Concernant l’euro numérique, c’est également un point clé où l’empreinte écologique est un point d’attention fort dans sa conception.