L’IA n’est pas un outil, mais un état d’esprit

L’intelligence artificielle peut libérer la créativité et ouvrir une ère d’émancipation humaine. Elle peut être l’outil qui manque pour résoudre l’équation impossible de l’économie du début du XXIème siècle : la stagnation de la productivité et la désaffection du travail. L’informatique peut aider à l’esprit de géométrie, comme elle l’a fait et même parfois trop fait ces dernières années, mais elle peut désormais, en rupture, venir au secours de l’esprit de finesse et recréer des quantités de « bons » jobs, intéressants et bien payés.

Rien n’est joué, à coup sûr. L’économie récente a poussé les entreprises vers l’automatisation des tâches qui pouvaient l’être et à la délocalisation des autres. La dichotomie du marché du travail qui en a résulté, un haut très qualifié et un bas déqualifié, est la maladie du capitalisme actuel. Les inégalités se sont creusées non seulement entre les métiers mais entre les firmes – celles qui réussissent bien paient bien – et à l’intérieur des professions – ceux qui sont jugés les « meilleurs » raflent les clients. Cette évolution a mené à une atrophie de la classe moyenne qui est en partie à l’origine de la peur du déclassement, de l’insatisfaction d’une large part des populations des pays développés et de la montée des populismes.

Comment la logique peut-elle être inversée ? L’examen de la période d’après-guerre est instructif. Tous les pays développés ont alors adopté un modèle semblable appuyé sur trois piliers : l’éducation, la productivité et un environnement social favorable. La redistribution a joué un rôle non négligeable, mais ceux qui voient aujourd’hui la solution dans des taxes plus élevées sur les riches et les profits le surestiment grandement. Même en Scandinavie, région enviée pour ses faibles inégalités, le cœur du système n’a pas été le « Tax and Spend » mais le consensus entre gouvernements, patrons et salariés pour élever la compétitivité de concert : par la qualité de la gamme, par la formation et les filets de sécurité, par l’engagement des salariés et la politique pro-entreprises du gouvernement en échange.

Aujourd’hui, l’éducation est l’impératif N°1. Non plus pour monter le nombre des diplômés dans une sotte course aux statistiques comme il a été fait, mais pour monter le niveau des compétences diverses, utiles, motivantes et réellement apprises. L’IA peut apporter beaucoup aux méthodes pédagogiques pour rattraper les décrocheurs, créer des tuteurs personnalisés, ouvrir le champ de l’apprentissage par « essais et erreurs », pour aider les professeurs à évaluer et adapter les enseignements en « finesse » aux différents caractères d’élèves. D’immenses progrès sont attendus dans l’éducation, comme en médecine par exemple. Ils peuvent redonner goût à apprendre et goût à enseigner.

La faible productivité est le mystère non élucidé par les économistes. Pour certains (Robert Gordon), les technologies numériques ne se voient pas dans les mesures de productivité parce qu’elles « ne servent à rien », ce sont de fausses innovations. Pour les autres, c’est l’outil de mesure qui est « vieux », qui ne voit pas les progrès. En tout cas, la productivité ne croît plus assez, la création de richesses est insuffisante pour, comme la marée, faire monter tous les bateaux du port. Aux Etats-Unis, depuis trente ans, la moitié des salariés ne voient plus leur revenus grimper. L’IA peut-elle « réveiller » la belle endormie ? C’est possible d’abord en secouant les gouvernements : la course technologique mondiale engagée par la Chine devrait pousser les Etats occidentaux à réaccorder, comme après-guerre, une priorité à la recherche-développement publique. La surpuissance des GAFA pourrait aller dans le même sens, ne serait-ce que pour avoir la capacité d’analyser et de réguler les marchés technologiques.

Mais la productivité dépend des firmes. C’est à ce niveau que tout se jouera. L’IA peut être appliquée comme une informatique plus puissante, elle peut permettre plus d’automatisation et renforcer encore les inégalités. Mais elle peut au contraire aussi aider les entreprises à se redéfinir entièrement, à anticiper la demande, à remodeler leurs processus productifs, à donner à leurs salariés la capacité et l’envie de la créativité à tous les niveaux, de la conception à la réalisation au plus proche du terrain. L’IA n’est pas un outil, mais un état d’esprit. Aux salariés et aux organisations syndicales de s’en saisir aussi.

Aux gouvernements reste l’immense devoir de créer un environnement favorable aux bons emplois. Ils devront rompre avec la philosophie de créer de l’emploi « quels qu’ils soient » pour faire baisser les statistiques du chômage et réorienter les dispositifs vers l’élévation des qualifications, vers l’industrie, vers les services à valeur ajoutée. L’objectif privé et public s’appelle la compétence et l’IA est le moyen.

Editorialiste au journal Les Echos et à L’Opinion, Eric Le Boucher est co-fondateur du magazine en ligne Slate.fr. Il a travaillé au Monde de 1983 à 2011. Il a été membre de la Commission pour la libération de la croissance française dite « Commission Attali ». Il est également membre puis président du Codice, Conseil pour la Diffusion de la Culture Economique. Il est membre du conseil scientifique du CEPII (Centre d’études prospectives et d’informations internationales). Il est l’auteur de « Mémoires volées » (Ramsay,1979), « Economiquement incorrect » (Grasset, 2005), «Les saboteurs » (Plon 2014).

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