L’innovation comme changement du « panorama technologique »

Le grand historien des techniques Bertrand Gille (décédé en 1980) classait les innovations en quatre types. Le premier regroupe celles qui autorisent les substitutions au manque de matières premières ou au défaut d’énergie. Le deuxième porte sur les innovations importantes mais « marginales » comme le marteau-pilon. Un troisième concerne les inventions « structurelles » qui modifient les équilibres, par exemple dans le textile, entre la filature et le tissage. On dirait aujourd’hui qu’elles « ubérisent ». Enfin, dernière catégorie, les innovations de type « global » qui vont « par grappes » d’innovations secondaires mais qui, mises ensembles en mouvement, conduisent à une transformation complète.

Internet apparait certainement comme relevant du type « structurel », la génétique aussi, tandis que la voiture électrique relève du premier type : elle conserve la possibilité de mobilité tout en substituant une énergie à une autre et en préservant ce que l’on peut considérer comme une matière première essentielle, la qualité de l’air. Chacun pourra s’amuser à ranger telle ou telle innovation dans le classement de Gille. Mais il faut souligner combien l’essentiel provient du quatrième type d’innovation : l’innovation par grappe. Pour quiconque réfléchit aujourd’hui à la transformation en cours en ce début du XXIème siècle, pour qui veut en contrôler le cours, l’accélérer et/ou le modifier, il faut penser système et combinaison nouvelle.

Fernand Braudel et Ernest Labrousse dans leur magistrale Histoire économique et sociale de la France, parue initialement aux PUF en 1976, montrent que l’industrialisation s’est faite, à partir de 1820, de cette façon. C’est un ensemble de transformations profondes qui permet à la France de rattraper son retard, alors considérable, sur la Grande-Bretagne. Elles dépassent de beaucoup la seule technique et même la seule économie.

Il a fallu un concours favorable de facteurs économiques. La technique est là, avec la maîtrise de la machine à vapeur, mais elle ne se serait pas généralisée sans l’émergence de la grande entreprise industrielle qui rationalise des pratiques jusqu’ici archaïques ou hasardeuses. La gestion s’arme d’une méthode, permettant l’accroissement des fonds de roulement, l’emprunt, l’investissement à grande échelle dans les machines. L’automation existait depuis toujours, les moulins en sont la preuve, mais la mobilisation des sciences, autre facteur favorable, va permettre d’aller beaucoup plus loin dans la progression des techniques sidérurgiques ou énergétiques. Toutes ces innovations s’appuient les unes sur les autres : le développement du chemin de fer provoque un entrainement industriel général en reliant les centres de productions et en abaissant les coûts de transport.

L’économie vient en renfort : les colonies devenues inaccessibles sous la Révolution et l’Empire s’ouvrent à nouveau et les matières premières affluent. Parallèlement, la consommation réservée à l’élite aristocratique s’étend au Tiers-Etat. Mais l’ampleur des marchés n’est pas la seule force motrice. Braudel et Labrousse montrent que, paradoxalement, les efforts d’investissement ont été les plus forts lorsque la conjoncture était mauvaise. Les crises « scandent les étapes de la modernisation ». Dans le textile, la crise 1826-1832 pousse à l’utilisation de fils plus fins, celle de 1836-1842 à l’introduction des engrenages, celle de 1846-1847 à la généralisation des métiers mécaniques. Ils observent le même effet accélérateur dans la chimie ou la métallurgie. Le protectionnisme, remarque également intéressante aujourd’hui, s’avère néfaste dans les industries légères « en les engageant à la paresse » mais il atteint son but de permettre le « rattrapage » dans les industries lourdes.

L’industrialisation a beaucoup heurté les mentalités. Si les Saint-Simoniens en deviennent les promoteurs, la « peur technologique » est répandue dans les populations comme dans les sphères politiques dirigeantes. Les polytechniciens jouent un rôle de premier plan dans les entreprises, pour les rationaliser, comme dans les administrations, pour planifier.  Parallèlement, on s’amusera de voir que le pillage des techniques et des bons ingénieurs anglais est pratiqué avec systématisme aussi bien par les investisseurs que les inventeurs, les visites en Grande-Bretagne ne sont plus l’apanage des émigrés ou des poètes.

Ces leçons pour aujourd’hui sont importantes : la rupture du « panorama technologique », avec tout ce qui s’en suit, est une œuvre conjointe des savants, des banquiers, des ingénieurs, des entrepreneurs. La France va parvenir à rattraper son retard à la fin du siècle. Elle ne s’est pas seulement adaptée, elle a fait mieux, elle a su prendre de l’avance dans plusieurs industries, comme l’automobile ou l’aéronautique.

L’innovation, résumait Bertrand Gille, est la clé décisive. Mais la maitriser impose de considérer la technique non pas comme une donnée mais comme une variable.

Editorialiste au journal Les Echos et à L’Opinion, Eric Le Boucher est co-fondateur du magazine en ligne Slate.fr. Il a travaillé au Monde de 1983 à 2011. Il a été membre de la Commission pour la libération de la croissance française dite « Commission Attali ». Il est également membre puis président du Codice, Conseil pour la Diffusion de la Culture Economique. Il est membre du conseil scientifique du CEPII (Centre d’études prospectives et d’informations internationales). Il est l’auteur de « Mémoires volées » (Ramsay,1979), « Economiquement incorrect » (Grasset, 2005), «Les saboteurs » (Plon 2014).

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