Actualités réglementaires

La Valorisation en temps de crise : comment intégrer les facteurs d’incertitude ?

L’évaluation financière est une discipline qui s’est professionnalisée ces dernières années. Il n’y a pas si longtemps, les évaluations étaient produites par des experts, auto-proclamés ou reconnus, qui, s’ils avaient une vraie connaissance de l’industrie de leurs clients, pouvaient s’affranchir de tout corpus méthodologique pour documenter leurs conclusions. En France notamment, l’absence de règlementation précise en matière d’évaluation permettait (et permet d’ailleurs encore) à toute personne qui le souhaite de se prétendre « expert en évaluation d’entreprise ».

Depuis 20 ans, la profession s’est véritablement structurée : les associations professionnelles ont mené un véritable travail d’influence auprès des régulateurs, publics ou privés. De plus en plus de régulations (les guides de l’IPEV pour les sociétés de portefeuille, par exemple) sont apparues et ont limité la possibilité, pour les évaluateurs, de créer leur propre référentiel.

Néanmoins, l’adoption de standards internationaux, comparables à ceux édictés par l’IVSC, n’est pas encore une réalité systématique en France. On constate par exemple que contrairement au Royaume-Uni, les synergies annoncées dans les fusions acquisitions de sociétés cotées n’ont pas besoin d’être revues par des évaluateurs indépendants, ce qui laisse aux analystes le soin de recommander ou non les annonces faites au marché.

En complément de ces régulations, des pratiques de place se sont développées et cette professionnalisation du métier de valorisation a constitué une avancée significative, limitant les risques de remise en question pour répondre pleinement aux exigences comptables et réglementaires.

Elle s’est d’ailleurs accompagnée d’une plus grande technicité des praticiens. Des modèles complexes, utilisant les capacités offertes pour les outils bureautiques toujours plus puissants ont été développés. Pour preuve, les expertises en évaluation et modélisation sont bien souvent regroupées au sein d’un même département dans les grands cabinets de conseil.

Ainsi, les évaluations reposent dans la quasi-totalité des cas toujours sur les mêmes approches : un raisonnement technique (souvent dans le calcul du taux d’actualisation) et quantitatif déconnecté des éléments qualitatifs qui, sur le fond, constituent le seul rationnel envisageable de la valeur d’une entreprise : à savoir la qualité du management, la profondeur du portefeuille R&D, la pertinence du positionnement concurrentiel ou bien encore la maîtrise industrielle…

Des méthodologies et outils ont été développés pour sécuriser les évaluations

En effet, même si la pratique de place mentionnée précédemment a, dans les faits, grandement limité les « options » à la main des évaluateurs, plus question aujourd’hui de produire une conclusion dont on ne puisse prouver la robustesse, tant calculatoire que méthodologique. Les évaluateurs ont ainsi été conduits à adopter des méthodologies communes, mais se bornent de plus en plus à les appliquer sans les questionner.

La propension de tout évaluateur à développer des approches par actualisation de flux, les DCF, en est un exemple phare. Cette méthode, qui constitue indiscutablement l’approche la plus souvent mise en œuvre, permet de considérer qu’un actif n’a de valeur qu’à hauteur des flux bénéficiaires qu’il peut générer pour son propriétaire. Sa réalisation reste relativement simple, puisqu’il s’agit de reprendre les business plans, de leur adjoindre un taux d’actualisation, d’intégrer l’ensemble dans un modèle et d’aboutir ainsi à une référence de valeur.

N’attendons pas d’un évaluateur qu’il analyse le business plan défini par le Management, qu’il l’ajuste si nécessaire, et qu’il développe un taux d’actualisation cohérent avec son analyse du risque sous-jacent ? D’abord et surtout, l’évaluateur doit être capable de comprendre ce qui génère la valeur d’une entreprise : un avantage concurrentiel, un savoir-faire unique, des opérations performantes… et d’apprécier sa pérennité dans un environnement risqué et incertain.

Et, cela requiert d’aller plus loin que l’analyse des hypothèses de business plan, de sensibilité et de scénarios alternatifs.  Bien entendu, la préparation de scénarios est à promouvoir, car beaucoup plus précise que la prise en compte d’une « prime de risque spécifique » dont le quantum ne repose généralement pas sur autre chose d’autre que l’humeur de l’évaluateur (ou, dans le pire des cas, sur sa volonté d’arriver à une conclusion donnée, pour quelque raison que ce soit). Néanmoins, plutôt que souligner le poids d’une ou l’autre option retenue dans le business plan, les évaluateurs sont aujourd’hui priés d’émettre un jugement.

Emettre un jugement sur la valeur d’une entreprise requiert néanmoins de prendre en compte un faisceau d’éléments stratégiques, financiers et opérationnels

Les évaluateurs, que leur formation rapprochait historiquement des analystes financiers, doivent retrouver la vision de ce qu’ils évaluent dans un contexte et environnement de marché incertain, en allant au-delà de la méthodologie, seule capable de produire des analyses poussées sur les différents déterminants d’un taux d’actualisation.

L’exemple le plus notable est la détermination de la « valeur terminale ». Rappelons que la valeur terminale est constituée de l’ensemble des flux bénéficiaires attendus d’une activité au-delà de la période couverte par le plan d’affaires (généralement inférieur à 5 ans). Dans bien des cas, cette valeur terminale constitue l’essentiel (souvent plus de 75%, parfois plus de 100%) de la valeur. Par nature, une projection à l’infini suppose de positionner de nombreuses hypothèses : quelle durabilité pour un business model donné ? Quelle perspective de maintien de l’avantage concurrentiel ? Pour mémoire, les grands auteurs qui nous ont légué les méthodes d’évaluation que nous utilisons quotidiennement soulignaient qu’une création de valeur (qui suppose un avantage concurrentiel) ne pouvait pas se projeter à l’infini, les lois du marché devant permettre l’émergence d’une concurrence qui viendrait éroder les marges et ramener le rendement des actifs à un niveau similaire à leur coût.

Combien d’analyses DCF tiennent compte de cet avertissement (ou plus précisément de cette limite) ? Dans la plupart des cas, la valeur terminale se trouve établie sur la base de la rentabilité attendue sur la dernière année du business plan, bien souvent porteuse d’un biais optimiste. Quel risque en effet, pour celui qui prépare le business plan, de projeter, dans 5 ans, des hypothèses très agressives ? D’ici là, tant de choses auront pu se passer que ces projections auront bien eu le temps d’être révisées. Souvent par d’autres.

Alors, quels facteurs prendre en compte pour valoriser une entreprise en temps de crise ?

La crise Covid-19 que nous traversons est marquée par une imprédictibilité totale. Nul n’est aujourd’hui en mesure de prédire les conditions économiques de demain, ni les impacts du re-confinement. La crise du Covid-19 est un véritable révélateur de la résilience financière et opérationnelle des entreprises.

Cette crise, que personne n’avait modélisée dans aucun outil de valorisation, appelle à s’interroger, dans tout travail d’évaluation, sur la pérennité de l’activité, sa résilience face à l’incertitude et sur son potentiel à long terme. Sa survenance même démontre la nécessité absolue de remettre de la prudence dans les projections « à l’infini ».

La crise impose aujourd’hui de s’interroger sur la pertinence et la résilience des business modèles, à long terme et appelle donc à un retour de l’analyse fondamentale et financière, en complément de la multiplication de scénarios, tant il est certain que des scenarios explicites restent plus pertinents qu’une prime de risque généralement subjective.

Plus que modéliser les effets d’une crise inconnue à ce jour, les évaluateurs doivent s’interroger sur ce qui constitue le fondement de la rentabilité d’une entreprise (génération de flux ou de survaleur, selon les approches mises en œuvre), et sur les impacts des bouleversements que nous connaissons à ce jour : l’impact d’une potentielle relocalisation sur la chaîne logistique, la gestion des stocks, les moyens et les coûts de production ? L’évolution des  habitudes de consommation? Les impacts à long terme des bouleversements climatiques ?

Un évaluateur, n’étant pas qualifié dans chacun de ces domaines pour les apprécier justement, il doit s’adjoindre les services d’experts (logisticiens, climatologues, stratégistes, etc.) qui peuvent appréhender les-dits impacts stratégiques et opérationnels, et traduire ces impacts d’un point de vue financier.  L’évaluateur doit faire levier sur toutes les expertises mobilisées dans un processus M&A (due diligences des finances aux taxes en passant par l’environnement, les opérations et les systèmes d’informations, démarches antitrust, …) pour intégrer et pondérer un maximum de variables d’ajustement, et porter un jugement correct et argumenté sur la valeur d’une cible. Il doit retrouver le sens et la compréhension globale de l’activité qu’il évalue.

Il convient de souligner que le normalisateur n’interdit pas cette attention portée au fond, plutôt qu’à la méthodologie pure. Ainsi de la norme IDWS en Allemagne qui, en rejetant toute forme de prime de risque spécifique dans le taux d’actualisation, impose aux évaluateurs de se concentrer sur les flux et eux-mêmes. Si nous ne pensons pas qu’interdire la prime de risque spécifique, voir même la méthode fondée sur les multiples de sociétés comparables, soit pertinente, il est intéressant d’observer que les autorités régulatrices elles-mêmes, si elles souhaitent contraindre les options méthodologiques, n’hésitent pas à rappeler l’évaluateur à son rôle premier.

L’évaluation, qu’elle soit un art ou une science, n’est certainement pas une pratique isolée, et s’inscrit donc dans une démarche globale d’évaluation de la chaine de valeur, d’un marché pour prendre en compte l’intégralité des informations disponibles. Se prononcer sur le futur, par nature incertain, n’offre pas de protection. L’évaluation doit donc s’appuyer tant sur les outils et méthodologies éprouvées que sur le bon sens économique pour apprécier les multiples composantes financières, stratégiques et opérationnelles – surtout en temps d’incertitude.

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