Le cercle vicieux des salaires faibles et des investissements faibles

L’atrophie des gains de productivité est l’un des plus grands mystères de l’économie contemporaine. Pourquoi stagnent-ils autour de 0,5% l’an (PIB par heure travaillée aux Etats-Unis) contre 2,5% dans les années 1970 ? A quoi sert Internet et autre high-tech ? Le mystère fait l’objet de batailles d’écoles entre les économistes qui estiment que l’informatique est un outil décevant et ceux qui disent que c’est la mesure de la productivité qui est obsolète. L’étude Compendium of Productivity Indicators qu’a publié l’OCDE en avril dernier apporte une lumière pénétrante sur ce grand mystère.

« Si l’emploi est orienté à la hausse dans les pays de l’OCDE, la plupart des créations d’emplois interviennent encore dans des secteurs caractérisés par une productivité et des salaires relativement faibles », constate l’étude. Et en effet le taux de chômage est tombé très bas : 3,6% aux Etats-Unis, 3,2% en Allemagne, 3,8% en Grande-Bretagne. La France à 8,7% fait exception accompagnée des seuls pays latins (taux harmonisé au sens de l’OCDE). Ce « plein-emploi » ne pousse pourtant pas les salaires à la hausse, poursuit l’étude. Ils frémissent dans certains pays mais restent « très en deçà des niveaux d’avant-crise dans deux pays sur trois ». Les salariés subissent même une perte nette par rapport à l’avant-crise en Espagne, en Grèce et en Italie, et « ils ont accusé un repli ces dernières années en Belgique et au Canada ». Normalement une fois atteint le « plein-emploi », le besoin de main d’œuvre se faisant sentir, les employeurs doivent offrir de meilleures rémunérations. Pourquoi cela ne se passe-t-il pas aujourd’hui ? Pourquoi cette déconnexion sur le marché du travail entre le niveau d’emplois et les salaires ?

La première explication vient de l’examen du détail par secteurs. Les emplois qui se créent massivement proviennent des secteurs qui paient moins bien comme la restauration, la santé ou l’hébergement médico-social. La moyenne des revenus est en conséquence mathématiquement tirée vers le bas. En Allemagne, en France et au Royaume-Uni, les métiers qui ont enregistré les plus fortes progressions de l’emploi entre 2010 et 2017 offraient des rémunérations inférieures à la moyenne.  En haut de l’échelle des salaires, les places se font rares : « en Belgique, en Espagne, en Finlande et en Italie, les secteurs d’activité affichant des niveaux de productivité du travail supérieurs à la moyenne ont accusé des pertes nettes d’emplois ».

Le mystère s’éclaire un peu : la productivité et les rémunérations qui vont avec se sont affaissés à cause d’un déplacement massif de l’emploi vers le bas avec une ampleur qu’on a sous-estimée. L’étude de l’OCDE va ensuite plus loin en émettant une hypothèse : la pression à la baisse des salaires « pourrait » avoir poussé les entreprises à répondre à la demande croissante en embauchant du personnel supplémentaire et en reportant les décisions d’investissement qui auraient relevé la productivité de leurs installations. Autrement-dit : dans un contexte mondial plein d’incertitudes et de menaces pourquoi prendre le risque d’acheter des robots puisque le coût du travail est faible et les licenciements faciles ?

On admettra que cette explication est tentante pour comprendre le cercle vicieux dans lequel tourne l’économie des pays développés. Hier, les hausses de rémunérations forçaient les entreprises à chercher des gains de productivité, il s’en suivait une sélection des meilleures à un plus haut niveau d’efficacité lequel permettait in fine de mieux payer les employés. La boucle vertueuse était bouclée. Aujourd’hui, sens inverse : les faibles salaires engendrent les faibles salaires. Les économies se sont enfermées dans une prison de gains de productivité faibles, d’une part des salaires dans le PIB qui diminue, avec pour résultat final une croissance maigre.

L’OCDE appelle les entreprises à comprendre que le « travailler plus » est moins intéressant pour elles que le « travailler mieux ». Elles doivent « optimiser l’utilisation de leurs ressources au moyen de nouvelles idées, d’innovations technologiques, d’innovations de procédés et de changements organisationnels », bref repartir à la recherche de gains de productivité. Des investissements élevés et des salaires élevés sont la meilleure stratégie d’avenir même dans un monde troublé.

Mais il faut admettre que cette course vers le haut est difficile et qu’en prendre le pari n’est donné qu’aux meilleurs. D’où un creusement des inégalités à l’intérieur ses secteurs entre les innovantes qui paient bien et les autres qui peinent et s’enfoncent dans les difficultés de toutes sortes, commerciales et sociales.  Faire repartir tout le monde, toutes les entreprises, est un enjeu majeur économique et aujourd’hui démocratique.  L’OCDE appelle pour ce faire les gouvernements à encourager l’investissement. Mais étant donnée la lourdeur des appréhensions, il faudrait le faire radicalement.

Editorialiste au journal Les Echos et à L’Opinion, Eric Le Boucher est co-fondateur du magazine en ligne Slate.fr. Il a travaillé au Monde de 1983 à 2011. Il a été membre de la Commission pour la libération de la croissance française dite « Commission Attali ». Il est également membre puis président du Codice, Conseil pour la Diffusion de la Culture Economique. Il est membre du conseil scientifique du CEPII (Centre d’études prospectives et d’informations internationales). Il est l’auteur de « Mémoires volées » (Ramsay,1979), « Economiquement incorrect » (Grasset, 2005), «Les saboteurs » (Plon 2014).

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