Le dix ans américain au-dessus de 3% : pourquoi la peur de ce chiffre ?

2,97% pour l’emprunt d’état américain à 10 ans le 27 avril, après avoir « touché » 3,03% le 26 ! Et le yo-yo n’est pas fini, fonction des annonces de résultats (plutôt bonnes), des données économiques (plutôt modérées) et des remous politiques (absolument incessants).

La « barre » du 3% a donc été franchie depuis le 24, la « ligne » magique dépassée, puis repassée ! Voilà des mois que les commentateurs et analystes nous en prévenaient : le taux à dix ans des emprunts publics américains ne pourra pas rester si proche, mais en-deçà, de ces 3%. Mais ce ne sera pas facile !

De fait, le taux au jour le jour du refinancement des banques est à 1,5-1,75%, et on annonce entre 0,5 et 0,75% de hausses cette année (soit deux ou trois hausses des Fed funds de 0,25% chacune). Mathématiquement, on va donc vers 2-2,5% à court terme pour le refinancement des banques aux États-Unis. Et pourtant, le taux à deux ans était à 2,48% ! Et pourtant, la Banque centrale américaine annonçait d’autres hausses de ses taux courts en 2019, pour aller entre 2,4 et 3,1%, et en 2020, pour renforcer son intervalle de prévision, entre 2,6 et 3,1%. Comment comprendre ce retard de remontée des taux longs, ces allers-retours, et cette « peur » du 3%?

Deux explications s’opposent. La première, rationnelle, est que la croissance américaine ne serait pas assez forte pour supporter ce taux d’intérêt : la reprise va bientôt faiblir. La deuxième, psychologique, est que ce chiffre annoncé va pousser les marchés à poursuivre leurs calculs de taux pour 2020 et après, avec des taux toujours en hausse, ce qui les inquiètera. Au fond, cette polarisation des anticipations vers 3% peut se montrer excessive, à moins qu’elle n’entraîne les marchés trop haut et trop loin, ce qui finira par peser sur l’activité, même si elle pouvait au début supporter ce chiffre ! Bref, 3% ce serait trop, ou bien ce chiffre finira par être trop !

Derrière cette « peur du 3% », on trouve en temps réel la logique des marchés financiers : ils « marchent » aux anticipations, de croissance, d’inflation, de profit, de valorisation, de politique monétaire, et aux effets en boucle de ces mêmes anticipations. Ils sont inquiets, en se disant que l’économie ne pourra pas supporter ce taux d’intérêt, ou bien inquiets des effets d’un optimisme excessif !

Il n’y a, aux Etats-Unis, que la Banque centrale américaine, avec sa crédibilité, pour briser cette « peur du 3% ». Si elle réussit, on la retrouvera ensuite à « 3,5% » puis à « 4% » : toujours des chiffres ronds ! C’est en effet en parlant toujours aux marchés, sur leur vision du futur de la croissance et de l’inflation, qu’on leur fait digérer les hausses et comprendre les ajustements de politique monétaire, pour avoir le plus possible de croissance non inflationniste.

Mais « le plus possible » ne veut pas dire « le plus longtemps possible ». Déjà, la Banque centrale américaine sait qu’elle pilote une reprise « vieille » de 107 mois, la deuxième de l’histoire américaine, derrière le cycle 2001, et qui pourrait être la plus longue : encore 13 mois à tenir!

Tout l’art du banquier central américain, Jerome Powell maintenant après Janet Yellen, est celui de la forward guidance, du pilotage fin des marchés, sachant qu’un jour ils prendront peur du R, pour Récession. Le banquier central doit donc les pousser le plus possible mais jamais trop, tout en préparant des munitions pour la récession qui viendra immanquablement, en faisant qu’elle soit aussi faible que possible. Ces taux d’intérêt qu’il monte, pour freiner la montée, c’est pour les baisser ensuite, dans la descente. Mais, même s’il prévient de plus en plus les marchés des risques pris, il ne peut jamais leur dire le mot R : Récession. Car, autrement, elle serait immédiatement là ! C’est le mot autoréalisateur, parler de Récession la fait venir, c’est donc le mot tabou.

La peur du 3%, c’est donc pour éviter le R, en tout cas rêver de l’éviter. Mais les marchés, même inquiets, même prévenus, vont toujours plus loin, trop loin. Autant le savoir : avec toute leur efficacité et leur puissance, toute leur utilité aussi, les marchés ont, au fond, peur d’eux-mêmes !

Fondateur de Betbeze Conseil SAS, Professeur de Faculté en Sciences économiques, Jean-Paul Betbeze a été Chef Economiste du Crédit Lyonnais en 1989 puis du Crédit Agricole (et membre de son Comité exécutif) jusqu’en 2013. Ancien membre du Conseil d’analyse économique auprès du Premier ministre et de la Commission Economique de la Nation, il est membre du Cercle des économistes et Président du Comité scientifique de la Fondation Robert Schumann. Auteur de nombreux ouvrages et rapports, il a rejoint le cabinet en avril 2013 en tant qu’Economic Advisor pour apporter son regard d’expert en analyse économique, conjoncturelle et financière.

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