Le foot, cet Hollywood européen

En 1963, la Twentieth Century-Fox investit 44 millions de dollars dans Cléopâtre, soit 340 millions en dollars d’aujourd’hui. Une superproduction de quatre heures, décors époustouflants, tournage titanesque. Elisabeth Taylor demande un million de dollars pour incarner la reine d’Egypte, première actrice à passer cette barre. A la surprise de tous, elle l’obtient, ce qui l’encourage à faire d’incessants caprices et à exiger qu’on lui fabrique 65 robes différentes dans le film. La star tombe amoureuse de Richard Burton pendant le tournage, elle fait la Une de tous les magazines, elle crève l’écran.

Au début 2018, le Paris Saint Germain Football Club investit 222 millions de dollars pour le transfert de Neymar Jr. et encore 200 millions pour celui de Kylian Mbappé. Le club français, numéro un dans son pays, veut réussir à devenir champion européen, à faire la Une des magazines people et à crever l’écran.

Le football européen d’aujourd’hui représente ce qu’était le cinéma d’Hollywood des années 1930 aux années 1960. Une machine à investir des sommes folles qui mise sur les stars pour faire vibrer les cœurs et les corps, une technologie très au point, une audience énorme et des recettes qui ne le sont pas moins. L’Europe n’a jamais réussi à rivaliser avec l’Amérique dans le cinéma, mais elle se rattrape haut la main dans le sport avec le foot, spectacle mondial regardé depuis l’Arctique jusqu’à l’Antarctique et, lors des coupes du monde, par près de la moitié de la population terrestre.

Cinq studios comptaient à Hollywood : Paramount, MGM, Warner Bros, RKO, et la Fox. Une dizaine de clubs peuvent prétendre au titre suprême européen : Manchester United, le Real Madrid, FC Barcelone, le Bayern, Manchester City, Arsenal, le PSG, Chelsea, Liverpool et la Juventus. A chaque sortie, de film, de match, la compétition est homérique, précédée de déclarations, de vantardises et de coup fourrés et suivie d’analyses savantes d’une presse spécialisée. L’engouement est égal. Le foot comme le cinéma est une culture, avec ses fanatiques, ses idoles, ses rites et ses rixes.

Quand l’audience dans les salles était tout pour le Hollywood des belles années, la reprise par les télévisions est aujourd’hui devenue majeure. Idem, la présence dans les stades n’est plus qu’une petite fraction des recettes du foot, les clubs vivent des droits de retransmissions mais aussi des sponsors et des ventes de produits dérivés. Les artistes comme les joueurs vivent de leur cachet mais, devenus des marques, ils touchent des revenus annexes comme Liz avait montré la voie en donnant son nom à des parfums.

Des cultures, des recettes multiples, cinéma et foot se ressemblent parce qu’il s’agit d’un écosystème qui attire des midinettes, des courageux, des ambitieux, des mafieux aussi, des jeunes de toutes banlieues qui emploie des milliers de personnes pour offrir au public un spectacle merveilleux. Le rêve et l’argent, imbriqués, sur le terrain exactement comme sur l’écran. Le cinéma fut assez souple pour traverser des crises, Cléopâtre fut justement un des derniers péplums dans le genre féérique, avant que Hollywood ne connaisse une désaffection. Le foot est, pour le moment, en pleine ascension des sommes investies. Une morale grincheuse fait entendre sa voix pour dénoncer, comme sous les Césars, l’extravagance des sommes et la perdition dans les jeux. Mais Neymar comme Burton ou Mbappé comme Taylor : ça joue vraiment bien. Et tant que la joie est convoquée, tout est pardonné.

Editorialiste au journal Les Echos et à L’Opinion, Eric Le Boucher est co-fondateur du magazine en ligne Slate.fr. Il a travaillé au Monde de 1983 à 2011. Il a été membre de la Commission pour la libération de la croissance française dite « Commission Attali ». Il est également membre puis président du Codice, Conseil pour la Diffusion de la Culture Economique. Il est membre du conseil scientifique du CEPII (Centre d’études prospectives et d’informations internationales). Il est l’auteur de « Mémoires volées » (Ramsay,1979), « Economiquement incorrect » (Grasset, 2005), «Les saboteurs » (Plon 2014).

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