Certains n’ont pas compris ce que ce mot signifie pour moi. L’optimisme est le fait de penser qu’il existe des solutions, et de se battre pour elles. C’est l’idée de reconnaître qu’il y a des difficultés tout en refusant le fatalisme. Il ne faut pas confondre optimisme et panglossisme : il n’est pas question de penser que les problèmes vont se résoudre seuls. Mon optimisme n’est pas béat, il est militant, combatif. Quelqu’un qui part perdant ne peut pas y parvenir. C’est une tournure d’esprit : un chercheur est typiquement quelqu’un d’optimiste. Je crois dans la capacité des hommes à trouver des solutions aux problèmes. J’ai foi dans l’intelligence et les qualités humaines.
La France fonctionne encore aujourd’hui avec les structures étatiques et les organisations de marché des Trente glorieuses. Ces structures sont celles d’une économie d’imitation. Même si l’on innovait dans certains domaines durant cette période, on se contentait la plupart du temps d’imiter des technologies plus avancées. Nous avons besoin d’un nouveau modèle tourné vers une économie d’innovation. L’innovation, c’est la destruction créatrice. Sans arrêt, de nouvelles technologies remplacent les précédentes et de nouvelles activités remplacent les anciennes.
A l’époque des Trente glorieuses, il était fréquent d’effectuer l’ensemble de sa carrière dans le même métier et la même entreprise. Il était donc normal d’avoir plus de 100 caisses d’assurance maladie et près de 40 caisses de retraite. Cette organisation du travail n’est plus adaptée au monde d’aujourd’hui. Dans notre société actuelle, les gens changent d’emploi et de secteur tout au long de leur vie, et ils alternent entre des périodes de travail et des périodes de formation. C’est pourquoi il faut réformer l’organisation de notre système d’assurance maladie et de notre système de retraite. Nous avons aussi besoin d’une organisation de notre marché du travail qui prendra en compte l’alternance entre périodes de formation et périodes de travail.
Il faut réorganiser l’Etat. Nous avons besoin d’un Etat qui cible ses interventions sur des domaines porteurs de croissance. Il doit se tourner vers l’économie du savoir, vers la formation professionnelle (qui ne fonctionne pas du tout chez nous), et vers l’accompagnement des personnes qui passent de la formation à l’emploi. Je crois aussi beaucoup à la complémentarité entre le marché et l’intervention de l’Etat. Certains pensent que le rôle de l’Etat devrait être purement régalien, mais je crois au contraire que l’Etat doit intervenir partout où il y a ce que dans jargon des économistes on appelle « des externalités ». C’est par exemple le cas de la formation. Lorsque je m’éduque, mon éducation n’est pas seulement bonne pour moi. Elle profite également aux personnes qui travaillent avec moi, elle profite à mes enfants, et elle participe plus généralement à la croissance du pays. De même, lorsque je suis en bonne santé, je suis plus productif et je ne risque pas de contaminer les autres. L’intervention de l’Etat se justifie donc notamment dans ces domaines. Par ailleurs l’Etat doit intervenir lorsqu’un accès limité au crédit empêche les individus et les entreprises d’investir dans l’innovation, notamment en périodes de récession. Enfin, l’Etat doit agir sur la problématique de la maîtrise des inégalités en favorisant la mobilité sociale et en s’assurant que chaque individu à chaque moment de sa vie a l’opportunité de rebondir et de progresser. Trop d’inégalités et l’absence de mobilité sociale génèrent de la frustration et alimentent la violence.
Des réflexions ont été menées, des économistes ont travaillé sur ces questions. J’ai moi-même publié avec des collègues plusieurs rapports sur les leviers de la croissance française pour le Conseil d’analyse économique. La commission Attali, à laquelle j’ai participé, a également proposé des pistes. Les idées ne manquent pas. Le problème vient du fait qu’il n’y a pas la volonté, ou le courage politique, de les appliquer. La boîte à outils est là, mais elle n’est pas utilisée.
L’innovation peut contribuer aux inégalités tout en haut de l’échelle des revenus, mais des travaux récents montrent qu’elle n’augmente pas l’inégalité globale mesurée par l’écart vis-à-vis de l’égalité parfaite. L’innovation présente par ailleurs l’avantage d’être un facteur de mobilité sociale car elle permet le remplacement d’anciennes activités par de nouvelles activités et l’émergence de nouveaux talents (à nouveau la destruction créatrice). Cela distingue l’innovation d’autres sources de hauts revenus, par exemples les rentes de situation et les barrières à l’entrée érigées par les monopoles en place, qui elles augmentent l’inégalité globale en même temps qu’elles réduisent la mobilité sociale.
Uber pose des questions difficiles. D’un côté, il est évident que la concurrence est source d’innovation et d’amélioration de la qualité : l’arrivée d’Uber a obligé les taxis à améliorer la qualité de leurs services. D’un autre côté, il faut que cette concurrence soit loyale, juste. Les artisans-taxis ont dû acheter leur licence, et c’est cette licence qui doit leur permettre de financer leur retraite. Si d’autres peuvent exercer le même métier sans rien payer, il y a un problème de concurrence déloyale. Je crois en une concurrence régulée, et non en la concurrence sauvage. Le tout est de trouver le bon équilibre.
Je crois surtout à la notion de justice. Le système de l’économie de marché n’est pas une fin en soi. C’est une force motrice, un levier, pour produire des richesses et pour innover, mais il faut savoir la maîtriser. Elle ne doit pas oppresser les gens, mais au contraire les servir en améliorant sans cesse leur qualité de vie. On a longtemps fait travailler les enfants dans les mines, jusqu’à ce que des réglementations soient mises en place pour mettre un terme à cette pratique inhumaine. De même, il a fallu mettre en place de nouvelles réglementations bancaires et financières suite à la crise de 2008, causée par l’irresponsabilité de ceux qui se sont engagés dans des opérations sans se soucier des risques de contagion financière ni du fait que leurs actions pouvaient mettre en péril l’ensemble du système financier. Aujourd’hui, nous sommes confrontés au problème des entreprises qui polluent ou qui continuent d’innover dans les énergies polluantes. Ce sont des situations dans lesquelles il est nécessaire de réglementer.
Je pense qu’il ne faut pas seulement produire propre, mais aussi innover propre, et l’Etat a un rôle à jouer pour rediriger l’innovation vers l’innovation verte. En effet les entreprises n’innovent pas spontanément dans le vert : les études empiriques montrent qu’elles ont au contraire tendance à innover dans les domaines où elles sont déjà performantes. Il existe deux outils pour y parvenir : la taxe carbone et la subvention à l’innovation verte. Je crois à la complémentarité de ces deux instruments.
J’ajouterais qu’il y a actuellement un débat entre le Nord et le Sud. La Chine, par exemple, estime que les pays du Nord ont beaucoup pollué lorsqu’ils se sont développés, et qu’ils n’ont pas le droit de lui interdire de polluer à son tour. La solution est de rendre accessible au Sud les technologies vertes. Le problème est de savoir qui va financer cet effort, puisqu’il faut en même temps rémunérer les investisseurs qui ont produit l’innovation. Les gouvernements et les fonds souverains ont un rôle très important à jouer pour surmonter cette contradiction entre la production et la diffusion de l’innovation verte.
Absolument, et cette déresponsabilisation est liée à la problématique du « too big to fail ». Lorsque de grandes entreprises financières, comme des banques, sont fragilisées et menacent de contaminer le système, l’Etat se doit d’intervenir pour empêcher leur chute. Mais il ne faut pas que l’anticipation de cette intervention conduise les agents à prendre des décisions inconsidérées. C’est tout le problème de l’aléa moral. C’est la raison pour laquelle la notion de réglementation macro-prudentielle commence à se développer. Les banques doivent désormais respecter des ratios, des normes, pour limiter la probabilité que les choses se passent mal. Mais il faut une réglementation intelligente et équilibrée, qui n’asphyxie pas le système bancaire des entreprises.
Il est surtout nécessaire d’avoir des règles et des politiques de gestion de crise intelligentes. En cas de problème, il faut savoir intervenir pour empêcher une récession trop forte. Les politiques qu’on appelle contra-cycliques sont importantes. Par exemple, les pays qui étaient dotés de stabilisateurs automatiques ont mieux résisté à la crise que ceux qui n’en avaient pas. Il faut à la fois des réglementations qui permettent d’éviter les prises de risque excessives, et des politiques d’accompagnement dans les crises. Le « quantitative easing » de la Réserve fédérale américaine, c’est-à-dire la politique monétaire très souple qui a été menée à la suite de la crise, a été très importante. Si cela n’avait pas été fait, on aurait pu avoir une récession aussi dramatique que celle de 1929.
C’est une vision malthusienne, dont je pense qu’il faut sortir. Il ne faut pas renoncer à la croissance, mais la générer à travers l’innovation. Dans un monde sans innovation, les possibilités et les ressources demeurent limitées. Au contraire, grâce à l’innovation, il est possible de reculer les limites du possible. On peut, par exemple, consommer de moins en moins de ressources épuisables ou trouver de nouvelles sources d’énergie. Mais l’économie livrée à elle-même ne va pas toujours spontanément dans la bonne direction : c’est là où l’Etat doit jouer un rôle. Je crois à nouveau en la complémentarité entre l’Etat et le marché, et je crois en l’innovation, à la fois économique et dans nos modes d’organisation et de pensée, et je crois à l’action et à la force de la volonté. C’est en cela que je suis optimiste.
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