Après avoir débuté sa carrière comme consultante, Agnès Touraine rejoint Hachette en 1985 en tant que directeur de la stratégie du groupe, puis directeur général de la division Grand Public d’Hachette Livres. Elle intègre ensuite CEP Communication (filiale de Havas) pour créer Liris Interactive, dont elle devient président directeur général. En 1998, elle est nommée directeur général de Havas, en charge des activités Edition et Jeux vidéo. En 2000, elle est nommée Vice-PDG puis PDG de Vivendi Universal Publishing. Agnès Touraine quitte le groupe en 2003 et fonde la société de conseils Act III Consultants et le producteur de serious game Act III Gaming. Membre du Conseil d’administration de l’IFA depuis 2006, Agnès Touraine est nommée présidente en 2014.

Quelles sont les responsabilités de l’administrateur aujourd’hui ?

La loi en définit quatre : l’élaboration de la stratégie, la nomination des mandataires sociaux, le contrôle et l’information. D’une façon plus large, la responsabilité de l’administrateur est d’agir dans l’intérêt social de l’entreprise, ce qui signifie qu’il doit prendre en compte l’ensemble des intérêts des parties prenantes : ceux des actionnaires bien sûr, mais aussi des salariés, des fournisseurs, ou encore des clients. 

A quoi reconnaît-on un conseil d’administration de qualité ?

C’est tout d’abord un conseil qui respecte le code, mais il ne s’agit pas du seul critère. Un board performant nécessite un bon cocktail d’administrateurs avec des compétences complémentaires. Ceux-ci doivent se réunir fréquemment et contribuer de façon collégiale au développement et à la croissance de l’entreprise. Le conseil ne doit pas être une entité hors-sol mais au contraire être en prise avec les réalités. Son rôle est d’accompagner, aider, réfléchir et influencer mais il n’est pas de son ressort d’interférer avec des décisions de management.

Constatez-vous une évolution de ces responsabilités ?

Cette question fait l’objet d’un vrai débat à l’IFA. Nous assistons à un développement considérable de la régulation et de la conformité (ou « compliance »). Il faut rester vigilant vis-à-vis de cette tendance au moment où les entreprises sont confrontées à une évolution de leur modèle. Les conseils d’administration ne peuvent pas se cantonner au seul rôle de gardien de la conformité. Il est fondamental pour le board de contribuer à l’élaboration de la stratégie, comme le prévoit l’article L 225-35 du code du commerce.

 

L’IFA croit à une gouvernance de valeur ajoutée.

 

L’autre évolution majeure concerne la prise en compte de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) par les sociétés. L’IFA considère la RSE comme une composante importante de la gouvernance, tenue d’imprégner la stratégie de chaque entreprise de manière transverse et dans la durée pour contribuer à sa compétitivité. Il va être d’ailleurs de plus en plus compliqué pour les organisations, quelles qu’elles soient, de définir leurs stratégies sans prendre en compte les facteurs sociaux et environnementaux.

Pour l’IFA, il est très important que ces derniers ne se résument pas à des critères mesurables et contrôlables, mais s’intègrent dans la réflexion stratégique des conseils.

Quels sont les dangers de la « pure compliance » ?

La déresponsabilisation des conseils d’administration est le grand danger. L’IFA croit à une gouvernance de valeur ajoutée. Bien sûr, cette valeur peut se situer dans la conformité, mais nous pensons qu’elle doit aussi se focaliser sur la compétitivité des entreprises. Les valeurs fondamentales de gouvernance que sont la confiance, la transparence et la compétence sont également des questions de culture, d’éthique et de sens que la norme ne peut remplacer.

Lorsque les administrateurs sont impliqués, efficaces et compétents, la gouvernance est un véritable atout et un levier de croissance pour l’entreprise. Cet aspect est important, même pour les entreprises de petite taille : les start-up peuvent bénéficier, par exemple, d’une gouvernance de compagnonnage. Plus la société grandit, plus le rôle de la gouvernance est prépondérant. Elle est indispensable notamment pour être coté en bourse.
Il est bien sûr possible de nommer un conseil d’administration qui se contente de suivre les règles de conformité mais cela n’est pas suffisant, cela n’aide pas la société à progresser.

Quelle distinction établissez-vous entre la gouvernance en France et dans le monde anglo-saxon ?

Le système français se caractérise par la prise en compte des parties prenantes (« stakeholders »), là où, dans les pays anglo-saxons, le focus porte sur les actionnaires (« shareholders »). En France, l’intérêt social de l’entreprise est inscrit dans la loi ; il s’agit d’un atout que nous devons préserver. 

Le rôle collégial du conseil d’administration est une autre spécificité fondamentale de la gouvernance française : il statue sur des recommandations qui sont ensuite approuvées par l’assemblée générale.
La dénomination de « pays anglo-saxons » renvoie d’ailleurs à plusieurs réalités distinctes en matière de gouvernance. La Grande-Bretagne opère une séparation systématique entre le chairman et le CEO, ce qui n’est pas le cas aux Etats-Unis. Curieusement, la situation américaine ressemble davantage au paysage français, avec une possibilité de cumul des fonctions de CEO et de chairman.

L’IFA est-il favorable à la transparence du conseil d’administration ?

La transparence vis-à-vis de l’ensemble des parties prenantes est essentielle : elle est au cœur de la gouvernance. Certains évoquent la nécessité de poser une limite à la transparence. Je ne pense pas que cela soit utile. Bien entendu, elle ne doit pas s’appliquer à certains sujets lorsqu’ils touchent à des données confidentielles ou stratégiques ; mais de façon globale, la transparence est pour moi le socle de la confiance.

Il est nécessaire qu’elle porte notamment sur les quatre missions de l’administrateur : stratégie, nominations, contrôle et information. La gouvernance doit être transparente sur la direction stratégique qu’elle donne. Pour ce qui est des nominations, la transparence n’est pas nécessairement applicable sur les noms. Il faut en revanche éliminer toute opacité autour des processus suivis par le comité de nomination. Quant au contrôle et à l’information, la prépondérance de la transparence va de soi, même s’il reste toujours des progrès à faire.

Quelle est l’importance de la transparence entre le conseil et le management ?

Elle est fondamentale. Plus le management fournit d’informations à son conseil, mieux la société se porte. Rien ne doit être confidentiel vis-à-vis d’un conseil.

Quelle est votre position sur le sujet de la transparence pour les rémunérations ?

C’est un sujet très médiatisé actuellement, sur lequel l’IFA est ouvert. Nous constatons aujourd’hui une situation de défiance généralisée en la matière, notamment de la part des ETI. Pourtant, la transparence ne devrait pas nécessiter de contrainte. La confiance doit venir de ceux qui ont la possibilité de la créer et de la propager. 

L’IFA est favorable à l’autorégulation (« soft law »), qui permet d’établir des principes en adaptant les réglementations aux spécificités et à la taille de l’entreprise. Notre enjeu est que chacun l’accepte. Dans le cas contraire, la loi s’appliquera. Or, la loi implique des contraintes et des régulations importantes et y recourir représente un semi-échec.

Comment se traduit le climat de défiance que vous évoquez ?

La dernière ordonnance de la réforme de l’audit prévoit que les administrateurs du comité d’audit puissent être sanctionnés par le Haut Conseil du commissariat aux comptes comme les auditeurs peuvent l’être et cela est ressenti comme une mise en cause de la collégialité du Conseil.

 

La diversité des conseils s’est considérablement accrue, avec un rajeunissement des boards et de nouveaux processus de recrutement et de nomination.

 

Des systèmes de défiance généralisée sont construits avec pour résultante que chacun se déresponsabilise. Bien sûr, il est possible de tout réguler… mais ce n’est pas le rôle de la gouvernance, qui doit au contraire œuvrer à construire la confiance.

Pour lutter contre ce climat, l’indépendance des administrateurs est capitale. Il faut être particulièrement vigilant sur le sujet des conflits d’intérêt. Quel est votre regard sur le code Afep-Medef ?

La mise en place de ce code a constitué un grand progrès pour la gouvernance en France. Aujourd’hui, toutes les sociétés cotées le suivent sous réserve de « comply or explain » (se conformer ou expliquer). Certaines ne s’y conforment pas, mais lorsqu’elles font ce choix, elles expliquent de mieux en mieux leur décision. On peut y voir l’impact du travail de la Haute Autorité chargée du respect de ce texte.

L’IFA est très favorable à la poursuite de l’évolution de ce texte, notamment sur le sujet de la rémunération. Nous espérons que les entreprises seront de plus en plus nombreuses à se conformer à ce code et aux bonnes pratiques de manière générale.

Outre le code Afep-Medef, comment qualifieriez-vous la qualité de la gouvernance en France ?

La tendance est de se focaliser sur ce qui ne fonctionne pas, mais la France a fait des progrès considérables en matière de gouvernance ces dernières années. Nous disposons d’un code encadré par une autorité qui fonctionne bien. Le « Boy’s Club » est en voie de dissolution : nous sommes passés à 37% d’administrateurs feminins en 4 ans et il s’agit d’une véritable révolution. La France est probablement le pays le plus en avance dans le monde sur ce sujet. Nous sommes aussi le pays qui compte le plus grand nombre d’administrateurs salariés au sein de ses boards. Notons que ceux-ci ont les mêmes droits de vote que les autres administrateurs, contrairement à ce qui se pratique dans certains pays nordiques.

La diversité des conseils s’est considérablement accrue, avec un rajeunissement des boards et de nouveaux processus de recrutement et de nomination.

Le rôle du comité d’audit est essentiel aujourd’hui et la qualité de ses travaux est bonne. Quant au comité de rémunération, il fait lui aussi un travail essentiel, même si l’on constate qu’il reste du chemin à parcourir.

Quels défis restent à relever ?

Nous devons continuer à élaborer le code de gouvernance et les bonnes pratiques. Il faut également encourager le développement de l’autorégulation. Enfin, il est essentiel que les ETI comprennent que la gouvernance est un atout et non une contrainte.