Benjamin Tincq : « Il faudrait aujourd’hui parler d’économies collaboratives au pluriel »
Publié le 01 juin 2016
Cofondateur du collectif Ouishare, Benjamin Tincq livre sa vision de l’évolution de l’économie collaborative, de ses perspectives et de son impact sur les entreprises traditionnelles.
Comment définissez-vous l’« économie collaborative » ?
C’est un terme que OuiShare a contribué à populariser depuis 2011, à l’époque où nous avions identifié des similarités entre plusieurs pratiques émergentes organisées sous forme de réseaux de pair à pair : économie du partage, mouvement maker, open source, crowdfunding… Aujourd’hui, le terme a énormément perdu de sa substance : les divergences de trajectoires de ces modèles font qu’il n’a plus de cohérence conceptuelle. Entre les Fab Labs et les grandes plateformes numériques, on ne parle pas vraiment de la même chose : il faudrait maintenant dire « économies collaboratives », au pluriel.
C’est le message que notre rédacteur en chef Arthur De Grave a voulu faire passer dans sa tribune « L’économie collaborative, c’est fini ». Pour vraiment appréhender les transformations induites par les réseaux numériques et les communautés émergentes, il faut d’abord définir de quoi on parle.
Dans l’économie collaborative ou « décentralisée », la confiance qui était autrefois placée dans les marques ou les institutions se déplace vers le contributeur.
Parmi les grands sujets cohérents, il y a par exemple la transformation territoriale : maillage des ressources dans une logique d’économie de la fonctionnalité avec la Sharing City, relocalisation de la production industrielle en open source avec la Fab City, démocratie locale et participation citoyenne avec les Civic Tech… Un autre grand sujet concerne la mutation du travail dans l’économie des plateformes (ce que les communicants aiment appeler « ubérisation ») et dans un contexte de robotisation croissante : comment assurer la protection sociale de tous ces travailleurs indépendants ? Enfin, il y a des sujets comme la décentralisation du web et la blockchain, l’économie circulaire et le zéro déchet, les nouvelles formes d’organisation et de gouvernance collaboratives, etc.
Il est souvent souligné par les observateurs que la confiance est l’un des piliers des modèles de l’économie collaborative… Selon-vous, cela se vérifie-t-il dans les faits ?
C’est un pilier de l’économie tout court, et de la société tout entière ! Dans l’économie collaborative ou « décentralisée », la confiance qui était autrefois placée dans les marques ou les institutions se déplace vers le contributeur. Il faut que j’aie confiance dans le loueur de ma voiture sur Drivy ; dans le maker qui va télécharger les plans de mon produit sur Instructables en respectant sa licence open source ; dans le porteur de projet dont je soutiens la campagne de crowdfunding, et dont j’espère recevoir mes contreparties… et puis il y a la révolution annoncée de la blockchain, où la confiance se situe désormais dans l’algorithme.
Quels effets ces nouveaux modèles ont-ils sur l’entreprise ?
On peut distinguer deux types d’impact : sectoriels et organisationnels.
L’économie collaborative touche tous les secteurs : on le voit par exemple avec la tendance long terme de décentralisation et de re-localisation de la production industrielle, dont le mouvement Maker et les Fab Labs ne sont que les prémisses. Le programme Fab City, porté par la Fab Foundation (réseau international des Fab Labs anciennement incubé au MIT), en donne la ligne d’horizon : huit villes dont Barcelone, Amsterdam, Boston et Shenzhen viennent de s’engager dans une trajectoire à 40 ans, à l’issue desquels la moitié de la consommation de biens industriels et de nourriture seront produits localement, ainsi que la totalité de la consommation énergétique. Les acteurs du territoire collaboreront entre eux et avec d’autres villes, en partageant données et plans en open source. Cette mutation va complètement transformer le visage de l’industrie et le rôle des géants industriels d’aujourd’hui, dont beaucoup n’existeront d’ailleurs probablement plus d’ici là. Les supply chains seront plus courtes et plus durables, et la valeur ajoutée restera principalement sur le territoire, au lieu de s’en échapper.
Ensuite les impacts organisationnels : il y a une convergence entre les nouveaux modes d’organisation et de management permis par les outils collaboratifs (comme Skype, Slack, Trello, Loomio, Cobudget…) et une volonté de réinventer l’entreprise autour du sens et du collaborateur. Il suffit de voir tous les exemples d’entreprises libérées cités par Frédéric Laloux dans Reinventing Organizations ou d’observer les nouveaux collectifs d’entrepreneurs comme Enspiral en Nouvelle-Zélande.
La blockchain est-elle un moyen de remédier aux limites de l’économie collaborative qui sont de plus en plus prégnantes ?
La blockchain est annoncée par ses plus fervents défenseurs comme une révolution technologique comparable à l’invention du réseau internet lui-même. Effectivement, cette technologie de base de données décentralisée et infalsifiable rend possible l’échange de valeur sans intermédiaire, là où nous avions toujours eu besoin de tiers de confiance (PayPal, Uber, eBay, …) dans l’économie numérique.
En théorie, la blockchain permettrait donc d’imaginer un modèle économique collaboratif pour une économie réellement collaborative, dans laquelle la gouvernance et la valeur ajoutée ne seraient pas contrôlées uniquement par la plateforme d’intermédiation, mais par le collectif d’utilisateurs tout entier. Par exemple, la startup Slock.it veut réaliser un « Airbnb décentralisé » sur cette logique ; une autre, Backfeed, vise à créer un système de gouvernance décentralisée pour l’économie collaborative, en permettant d’évaluer et de rétribuer les contributions de chaque individu au sein du réseau.
Elle laisse entrevoir également un modèle économique radicalement innovant, à l’image du projet The DAO initié par Slock.it, qu’on pourrait décrire grossièrement comme un « crypto-fonds d’investissement participatif », et qui a levé en 3 semaines plus de 150 millions en crowdfunding, au moyen d’une crypto-monnaie que ses membres investiront dans des projets blockchain.
Néanmoins, la technologie reste aujourd’hui encore très jeune et peu mature, car incapable de réellement passer à l’échelle en l’état (ne serait-ce qu’en raison de la consommation d’énergie gigantesque qu’elle nécessite), même si ces points seront probablement résolus avec le temps. Mais surtout, comme le rappelait Yochai Benkler au OuiShare Fest, l’architecture décentralisée de la technologie blockchain ne suffit pas à garantir qu’elle servira l’intérêt général : il est nécessaire de concevoir la gouvernance qui va avec.