Article co-écrit avec Anthonin David, Consultant Senior Deloitte Développement Durable et Nicolas de Jenlis, Directeur Deloitte Développement Durable.

Après l’avoir longtemps ignorée, le monde politique s’est saisi de la thématique du changement climatique. En 2016, la Taskforce on Climate-related Financial Disclosures (TCFD) et le Financial Stability Board (FSB) ont entrepris de mobiliser les acteurs financiers en abordant la question sous l’angle de la maitrise des risques. Aujourd’hui, les régulateurs du monde financier prennent le relai en dessinant notamment le cadre général de futurs exercices de stress test climatiques. Mais si quantifier le risque climatique est l’objectif affiché, cette démarche ne constitue cependant que la première étape vers un nouveau cadre de gestion opérationnel global, que les acteurs financiers devront initier pour protéger leur rentabilité et leur image.

La mobilisation des régulateurs : un pas en avant vers la quantification

Les témoins d’une prise de conscience politique et économique des risques financiers liés au changement climatique sont maintenant nombreux. Face à ce constat, les régulateurs ont décidé de cadrer les initiatives, l’Union Européenne en tête. De manière globale d’un côté en avançant l’idée d’un Green Deal, qui oriente les financements vers des actifs verts par la mise en place de cadres de référence tels qu’une taxonomie verte. Et de manière plus spécifique sur le secteur financier en poussant les banques, assureurs et autres fonds de pension à quantifier et communiquer sur leurs risques climatiques. En 2018, la De Nederlandsche Bank (DNB) a dégainé la première en identifiant un risque climatique de transition non négligeable pouvant aller jusqu’à une perte de valeur des portefeuilles de 11%. Dans son sillage la Banque de France et la Bank of England ont également annoncé des exercices similaires dans un futur proche. Le timing de mise en œuvre au niveau national correspond à celui initié par l’Autorité Bancaire Européenne (EBA) au niveau européen. L’effort des banques centrales s’est par ailleurs généralisé à l’international par l’intermédiaire du Network for Greening the Financial System qui a clairement affiché ses ambitions dans son document « Call for Action », publié en 2019.

Ainsi la dynamique est enclenchée et les acteurs bancaires sont maintenant sommés de construire des méthodologies d’analyse du risque climatique.

La quantification du risque climatique sur des portefeuilles financiers se heurte à de nombreux défis.

Le choix des scénarios tout d’abord est crucial. Pour éviter les réactions vives suscitées par les scénarios de certains acteurs du secteur pétrolier, il est nécessaire de s’appuyer sur des projections validées par la communauté scientifique ou par des instances internationales comme le GIEC (Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat) ou l’AIE (Agence Internationale de l’Energie). Or, ceux-ci utilisent des éléments très macroscopiques tels que le PIB, la démographie ou le mix énergétique au niveau national ou régional ce qui les rend peu applicables opérationnellement car il est difficile de faire le lien entre les activités d’une entreprise et des données économiques supranationales.

Par ailleurs, ce genre d’approche requière une quantité importante de données afin d’appréhender les subtilités sectorielles ou géographiques de l’impact de ces scénarios. Les acteurs financiers doivent en effet non seulement estimer l’impact d’une transition plus ou moins brutale sur un secteur économique mais également prendre en compte la capacité de chaque entreprise à s’adapter et à se transformer. Ces données sont parfois disponibles mais souvent fragmentées et difficiles d’accès.

Enfin, les informations financières et extra-financières aujourd’hui à disposition pour ce genre d’exercice ne sont pas suffisamment prospectives et ne permettent pas d’atteindre les horizons de temps nécessaires pour appréhender les risques liés au changement climatique. Si les données sur les grandes entreprises cotées sont relativement faciles à obtenir,la difficulté est toute autre pour les PME/TPE, qui constituent une part importante de l’exposition. Certaines banques cherchent donc à obtenir cette information auprès de leurs clients comme c’est le cas du Crédit Agricole qui a la volonté de mettre en place une « note de transition » pour l’ensemble de ses clients corporate.

Dans cette quantification, il est donc nécessaire de prendre en compte un nombre important d’hypothèses fortes et de proxys démultipliant l’incertitude intrinsèque des résultats de l’exercice. Le manque de données disponibles sur les pratiques des entreprises de certaines géographies oblige par exemple à généraliser l’analyse d’une région à une autre. Par ailleurs, un biais naturel de la quantification consiste à surpondérer les évaluations de quelques leaders sectoriels. L’ensemble de ces éléments rend les résultats de la quantification difficilement exploitables car insuffisamment précis et détaillés. Dans ce cas, pourquoi les régulateurs poussent-ils les acteurs financiers à développer ce genre d’approche qui ne permet pas une prise en compte fine du risque climatique ? Ces exercices seraient-ils le point de départ d’un chemin plus long ? Le premier domino, peut-être à l’état brut et mal dégrossi, mais déclenchant tout de même une réaction en chaîne ?

Aller au-delà de la quantification : une nécessité ne faisant pas encore loi

Les acteurs financiers jouent un rôle majeur dans la transition bas-carbone. Tels des chefs d’orchestres de l’activité économique, ils sont en capacité d’imposer un rythme de transformation au niveau sectoriel en réorientant les financements de manière appropriée. Devant l’ampleur des enjeux climatiques, les régulateurs cherchent à identifier les leviers structurants permettant une meilleure prise en compte des enjeux à moyen terme. Des changements majeurs sont en cours et les financements publics vont redistribuer les cartes.

En Europe par exemple, les premiers éléments d’un plan de relance vert post-COVID ont été révélés (faisant partie du Green Deal porté par Ursula Von der Leyen), laissant entrevoir un fort afflux de capitaux sur les secteurs du bâtiment, des énergies renouvelables et de la mobilité durable. Ces évolutions vont modifier durablement l’approche des acteurs financiers dans l’octroi de crédit ou la prise de position longue .

Si la quantification du risque climatique par des exercices de stress tests constitue une étape importante dans la prise en compte des risques de transition, elle oblige surtout les acteurs financiers à objectiver de manière indiscutable le risque et permet de démontrer le niveau d’engagement du secteur financier sur cette thématique. En effet, dans la règlementation prudentielle, si une banque identifie un risque matériel dans son business model, elle est supposée en tenir compte dans son capital économique, puis dans sa stratégie et dans les mécanismes de résolution mis en place. Ainsi, contraindre les banques à réaliser un premier calcul même grossier et à en communiquer les résultats revient à les obliger à exposer publiquement sa matérialité. Par voie de conséquence, les banques n’auront pas d’autre choix que d’en tenir compte dans leur communication institutionnelle, leur stratégie et enfin leur dispositif opérationnel.

Les acteurs financiers doivent donc aller au-delà de la réglementation pour piloter opérationnellement ce risque émergent. Ils doivent se saisir du sujet et recontextualiser leurs exercices de quantification dans une approche plus globale menant vers une vision large des enjeux climatiques sur leurs activités. L’intégration du risque climatique au cœur même des prises de décisions stratégiques nécessite en effet des outils de pilotage performants et l’avenir appartiendra aux acteurs se réveillant tôt dans cette course de fond contre la montée des températures. La quantification du risque n’est que le premier col de l’étape, la transformation stratégique et opérationnelle en est son Everest.