Le prix Carol R. Marshall Award for Innovation in Corporate Ethics a été décerné en janvier 2016 à Emmanuel Lulin, directeur général de l’Ethique de L’Oréal. Premier Européen à être distingué par ce prix qui récompense les réalisations et l’innovation des responsables éthique et conformité au sein des entreprises, il explique la philosophie de L’Oréal dans ce domaine.

Vous avez reçu en janvier le prix pour l’innovation dans l’éthique, décerné par l’Ethics and Compliance Initiative. Que signifie pour vous cette récompense ?

Elle reconnait surtout la vision et la pertinence de la démarche éthique de l’entreprise. Très tôt, L’Oréal a pris un chemin de traverse, plutôt innovant par rapport aux pratiques habituelles dominées par une approche juridique. Le chemin pris nous semble plus pérenne car il correspond à la culture de L’Oréal et aux valeurs des êtres humains qui composent l’entreprise. Pour que l’histoire soit juste, c’est Jean-Paul Agon, tout juste nommé Directeur Général, qui a permis le développement de notre démarche éthique. L’Oréal, leader mondial de la beauté, sait que l’éthique est la beauté de l’intérieur. La beauté résulte aussi du dialogue entre l’esthétique du dedans et l’esthétique du dehors.

 

Les entreprises qui ont une bonne culture d’intégrité et d’éthique valent significativement plus que les entreprises qui n’en ont pas.

 

Nous avons fait le choix de développer nous-mêmes un programme. Celui-ci permet de renforcer la confiance des collaborateurs en interne, mais aussi celle de nos parties prenantes en externe. Il est fondé sur quatre valeurs : intégrité, respect, transparence et courage. J’insiste d’ailleurs sur cette dernière notion. Avoir un comportement éthique, penser aux finalités et aux conséquences de ce que l’on fait, réfléchir à plus long terme que les résultats trimestriels, nécessitent dans le monde d’aujourd’hui du courage.
Notre démarche est concrète et nos quatre principes sont opérationnels. Ils servent à prendre de meilleures décisions et à les expliciter. Un directeur marketing, par exemple, est encouragé à évaluer un projet à l’aune des valeurs éthiques du groupe. La prochaine campagne de publicité est-elle intègre ? Les messages publicitaires sont-ils supportés par des preuves scientifiques suffisantes ? Si l’on disait qu’une crème faisait rajeunir de 20 ans, il y aurait un problème sur le terrain  de l’intégrité.
Nous pensons que les entreprises qui ont une bonne culture d’intégrité et d’éthique valent significativement plus que les entreprises qui n’en ont pas. Ces dernières s’éteignent plus vite. Un bon indicateur prédictif de la pérennité d’une entreprise est la qualité de sa culture d’intégrité.

L’image de L’Oréal en matière d’éthique renforce-t-elle la confiance que lui portent les consommateurs ?

Il y a manifestement une demande des consommateurs de produits éthiques, mais savoir à quel point les consommateurs sont sensibles au fait que l’entreprise elle-même est éthique est difficile à cerner. Cependant, les collaborateurs s’intéressent à cette dimension de l’organisation, quelles que soient les générations d’ailleurs. Beaucoup de questions sont posées à ce sujet par les candidats, bien plus qu’autrefois. Cet intérêt est partagé par d’autres parties prenantes, comme les fournisseurs qui préfèrent travailler avec des partenaires éthiques. Avoir une image éthique est utile, mais ce qui importe le plus, c’est d’avoir une pratique éthique.

 

Sous la pression du court terme, la tentation existe d’éluder les discussions de fond.

 

La comptabilité saisit très bien les actifs tangibles mais ne sait pas encore appréhender la valeur de l’éthique d’une entreprise. Pourtant, il s’agit probablement de l’un de ses « actifs » les plus importants. Il est naturellement en lien direct avec la confiance. Dans le cas des sociétés cotées, on peut imaginer que le cours de Bourse reflète la confiance placée dans l’entreprise, y compris en ce qui concerne sa culture d’intégrité. Mais finalement, le nombre de sociétés cotées est limité. La France fait partie des pays qui ne sont pas en avance. Nous en sommes un peu au Crétacé sur ce sujet. Même s’il reste énormément de chemin à faire, je suis optimiste ; nous avons une richesse culturelle exceptionnelle et les élites sont sélectionnées notamment sur leur culture générale. Les questions d’intégrité et d’éthique font un peu plus souvent les premières pages des journaux. Par contre, je suis frappé par le fait qu’il soit bien rare que l’aspect éthique soit abordé dans les conseils externes que l’on reçoit. Sous la pression du court terme, la tentation existe d’éluder les discussions de fond. L’Allemagne, les pays scandinaves par exemples, parlent beaucoup plus de questions éthiques. 

Toutefois, les mentalités changent. Les conseils d’administration et les comités exécutifs mettent en haut de l’agenda cette question de l’éthique, se concentrant davantage sur l’examen de la culture des organisations. Il faut une volonté certaine, et de la conviction, pour le faire car souvent le temps leur manque. Il faut aller au-delà du simple et nécessaire respect du droit. C’est là que l’éthique commence vraiment. Les programmes éthiques fondés sur la seule conformité sont, à mon sens, des faillites de l’esprit. Il vaut mieux mêler un programme sérieux de conformité à une démarche éthique issue des valeurs de l’entreprise et des individus qui la composent.

L’Oréal a été l’un des premiers groupes à se doter d’une charte éthique, en 2000. Bernard Ramanantsoa (HEC Paris), interviewé sur L’Equation de la Confiance, estime que les chartes éthiques ne sont pas nécessaires, puisque l’éthique est une valeur personnelle plutôt qu’une valeur portée par l’entreprise. Quel est votre regard sur ce point ?

Les chartes éthiques sont, comme les MBA, inutiles en soi. Ce qui compte, c’est ce que l’on en fait.
Les personnes morales ne naissent ni amorales, ni immorales. Si elles étaient amorales, elles ne pourraient pas avoir de responsabilité. Comme leur nom le font espérer, les personnes morales ont une culture et des valeurs éthiques qui peuvent être différentes des valeurs individuelles. C’est d’ailleurs une raison pour laquelle les candidats choisissent une entreprise plutôt qu’une autre : parce qu’ils sont en adéquation avec ses valeurs. Ces candidats seraient d’ailleurs prêts  à un salaire moindre pour travailler dans une « meilleure » entreprise. A titre personnel, je n’aurais pas envie de contribuer à une institution qui soit tricheuse en série. C’est la même chose lorsque l’on peut choisir de vivre dans un Etat ou dans un autre. En dehors des cas dramatiques d’actualité, on le fait parce qu’on se sent en adéquation avec les valeurs de cette culture, de ce pays. Avec la mondialisation et les mouvements de capitaux humains, les états révisent leur attractivité ; au « tax treaty » shopping succède le « Constitution and values » shopping.