« ESG becomes mainstream ». L’expression, dans le monde de la finance, a été sur toutes les lèvres en 2019. En bon français, cela signifierait que la prise en compte de critères sociaux et environnementaux serait devenue une évidence. La finance se serait-elle donc finalement convertie au développement durable ?

Derrière le » buzzword » se cache une réalité bien tangible : la finance « ESG » représente aujourd’hui 30 milliers de milliards de dollars (source : IFC (2019)). Si la tendance semble structurelle, elle recouvre une diversité de réalités et de situations. Profitons de l’analyse de quelques signaux faibles de 2019 et prenons de la hauteur afin d’identifier des tendances plus structurelles pour les années à venir.

L’ESG sera (géo)politique

En 2019 a eu lieu l’introduction en bourse du géant pétrolier Saoudien, Saudi Aramco. Cette IPO qui est sur la table depuis 2017 faisait partie du programme Vision 2030 porté par le Prince Mohammed bin Salman. L’objectif de cette opération était (notamment) de trouver 20 milliards de dollars auprès d’investisseurs (sur la base d’un prix d’introduction de 32 Riyals). Alors que faut-il penser de cette opportunité d’investissement du point de vue ESG ?

L’Arabie saoudite a commis des violations flagrantes et systématiques des droits humains sur son territoire comme à l’étranger. Saudi Aramco est tout simplement le plus important producteur de pétrole au monde et selon l’entreprise elle-même, le changement climatique est une menace : « The impact of climate change (…) could reduce global demand for hydrocarbon-based products and could cause the Company to incur costs or invest additional capital » (source : Company prospectus).

Bref, tous les voyants ESG clignotent au rouge et pourtant … les investisseurs ont investi. L’entreprise ne semble avoir eu aucun mal à trouver les 20 milliards nécessaires et le prix de l’action a rapidement augmenté. Les cyniques auront vite fait de clouer au piloris la finance « responsable ». Mais sous cette opération couronnée a priori de succès, il semblerait que la large majorité des investisseurs soit des institutions saoudiennes et quelques alliés politiques, pour qui les combustibles fossiles représentent un véritable intérêt stratégique. Cet évènement est révélateur d’une réalité bien tangible : l’ESG est aussi géopolitique. Si les investisseurs européens se détournent des combustibles fossiles, c’est bien sûr pour lutter contre le changement climatique, mais aussi parce que ce n’est pas dans l’intérêt de leurs états. Ce qui est vrai pour le pétrole est aussi vrai concernant le nucléaire, l’agriculture intensive, l’huile de palme, le respect des droits de l’homme etc. Tous ces enjeux ESG perçus comme sensibles nous rappellent que nos choix éthiques sont aussi le miroir de nos intérêts stratégiques.

L’ESG sera tactique

L’ESG a durant de nombreuses années été la chasse gardée des investisseurs dit de « conviction ». Des investisseurs avec des valeurs, convaincus que l’ESG est une question à la fois de responsabilité et de performance. Si certains de ces « sages » de la finance responsable s’engagent depuis des années pour utiliser mettre leur influence d’actionnaire au service d’entreprises plus durables, leur approche a principalement été d’investir chez les « bons » de l’ESG et de ne pas investir chez les « moins bons ». C’est ce que l’industrie appelle la gestion « best-in-class ». Cette approche est louable mais produit peu d’effets tangibles sur le terrain car tout comme le désinvestissement, lorsqu’un titre est vendu … quelqu’un d’autre l’achète, ce qui est sans effet sur l’accès au financement de l’entreprise. Mais depuis peu, une nouvelle catégorie d’acteurs entre en jeu : les investisseurs dit « activistes ». Récemment l’entreprises SAFRAN en a fait les frais dans un courrier pour le moins direct de son actionnaire, le fond activiste TCI qui somme l’entreprise de s’aligner avec une série d’exigences.

Ces investisseurs souhaitent influer sur le management de l’entreprise : ils expriment leurs désaccords et cherchent à faire changer les choses. Alors que viennent-ils faire sur le terrain de l’ESG et du climat ? Certains y viennent par responsabilité mais d’autres y viendront car le sujet leur ouvre de nouvelles opportunités. Certains vendeurs à découvert, dont Carson Block de Muddy Waters, Josh Strauss d’Appleseed Capital et Chad Slater de Morphic Asset Management, affirment que les cours des actions peuvent être soutenus par du « greenwashing » (source: Reuters). Autrement dit, certaines entreprises construisent et communiquent autour de stratégies de « développement durable » ce qui améliore leur attractivité alors qu’elles ne sont en réalité pas du tout à la hauteur des enjeux. Comme les vendeurs à découvert gagnent lorsque le titre baisse, ils ont intérêts à faire savoir cet écart entre l’engagement et la réalité pour faire chuter le titre. Ces investisseurs, régulièrement désignés comme les « vautours », pourraient en pratique, par leurs choix tactiques, contribuer au développement de la finance ESG en poussant les entreprises à plus de transparence.

L’ESG sera technologique

Si la finance ESG consiste à prendre en compte des critères sociaux, environnementaux et de gouvernance, il est donc nécessaire de disposer d’informations sur les pratiques et les risques ESG des actifs et entreprises. Les investisseurs ont longtemps externalisé cette analyse à une ou plusieurs agences de notation (Vigéo, Sustainalytics, Oekom etc.) mais ce modèle touche à sa fin.

D’abord en raison de divergences sur la valeur des ratings. En effet, une rapide étude permet d’observer l’absence de consensus de jugement « ESG » entre différents fournisseurs (cf. Figure 3). Une étude approfondie récente du MIT a permis d’expliquer (enfin) les causes de ces divergences et la conclusion est que la moitié de l’écart s’explique par une différence d’évaluation (source: MIT, 2019). Les investisseurs construisent donc leur propre modèle d’analyse et les ex-fournisseurs de notation (ou rating) deviennent progressivement des fournisseurs… de données sources.

Si la divergence n’est qu’un déclencheur, le réel accélérateur de la fin de ce modèle est que les investisseurs souhaitent se réapproprier les modèles et les méthodologies car cela devient un enjeu de différentiation fort pour deux principales raisons.

D’une part la quantité de données à exploiter explose : base de données d’intelligence économique, réseaux sociaux, sources nationales en Open data, communication des entreprises, points de vue d’experts… il ne se passe pas une semaine sans qu’une nouvelle source de données émerge (open data ou propriétaire).

D’autre part l’intégration ESG qui concernait des poches limitées du portefeuille s’étend à l’intégralité des actifs sous gestion. Le savoir-faire et l’expertise ne sont plus suffisants : les acteurs doivent investir massivement dans de la technologie pour collecter (via des APIs ou des robots) ces données et les analyser avec des modèles hybrides humain et technologique avec l’usage de l’Intelligence Artificielle (IA), du Natural Language Processing (« NLP »), de calculateur spécifique par secteurs, par géographie, etc. La finance ESG a été créée par les experts convaincus du développement durable ; elle changera d’échelle grâce à la technologie et aux experts de la donnée.

L’avenir nous dira si ces signaux faibles observés en 2019 structureront l’évolution de la finance ESG pour les prochaines années. A moyen terme, une certitude demeure : si la finance ESG s’est développée par le marché, la contrainte règlementaire rattrape son retard en particulier en Europe. Le récent règlement européen sur la publication d’informations en matière de durabilité dans le secteur des services financiers (source: Journal officiel de l’Union Européenne) est une des premières pierre d’un dispositif règlementaire qui ne va que se renforcer car l’ESG est aussi (géo)politique …