Confiance en soi, confiance en l’autre : est-il envisageable de se passer de ces valeurs en entreprise ? Pas pour Bernard Bourigeaud, fondateur d’Atos, qui croit résolument aux vertus de cet élément intangible mais fondamental dans le management et le rapport à autrui. Extrait de l’ouvrage Management : les idées les plus simples sont souvent les meilleures, co-écrit avec Jacques Brun.

Bernard Bourigeaud est à l’origine de la création et du développement d’un des plus grands groupes mondiaux de services informatiques et de paiements, Atos qu’il a présidé pendant 16 ans. Au moment où Bernard Bourigeaud a quitté ses fonctions, Atos avait un chiffre d’affaires de 5,6 milliards d’euros et employait plus de 55 000 personnes dans plus de 50 pays. Auparavant, il a présidé Deloitte en France et a conduit une carrière internationale avec PWC et Continental grain notamment au Royaume-Uni.

Aujourd’hui, il est investisseur, consultant et professeur affilié à HEC. Il est administrateur de CGI au Canada, Automic en Autriche, Oberthur et Ingenico en France. Il est membre de l’Advisory Board de Jefferies à New York et Operating Partner d’Advent International. Il est aussi membre du Comité International Paralympique. Il est Chevalier de la Légion d’honneur et ancien président du CEPS.
Fils d’instituteurs, Jacques Brun a fait ses études à Lyon avant d’intégrer l’École des Mines de Paris. Il a fait une carrière dans l’industrie avec des postes de direction de divisions ou de filiales chez Alcatel, Bouygues, Westinghouse Electric, Alstom, Fiducial et a ensuite orienté sa carrière vers le conseil. Il a fondé il y a quatre ans sa propre société de conseil, CEO2CEO Consulting.

« Sans la confiance, nous serions fous de nous lever le matin dans ce monde incertain. » La formule du sociologue allemand Niklas Luhmann résume en quelques mots simples l’importance que revêt la relation de confiance entre les individus, et notamment – c’est ce qui nous intéresse ici – dans les entreprises. Comment, en effet, imaginer se rendre chaque matin au travail sans être motivé par la perspective d’y retrouver l’ambiance, le climat, qui permettra à chacun de se sentir bien et de donner le meilleur de lui-même ? N’est-ce pas, en tout cas, ce dont rêve chacun d’entre nous ?

La confiance est absolument indispensable au bon fonctionnement de l’entreprise. Pour une raison qui tient de l’évidence : dans une entreprise, et quelle que soit sa taille, chaque manager, chaque responsable doit déléguer un certain nombre de tâches, et donc, par définition, faire confiance. C’est une nécessité opérationnelle (a contrario, l’hypercentralisation débouche souvent sur l’inefficacité, et même, dans certains cas, sur la paralysie). C’est aussi un puissant facteur de motivation individuelle et collective. Les entreprises qui fonctionnent bien sont en général celles qui permettent à chaque collaborateur – quel que soit son niveau de responsabilités – de se sentir pleinement impliqué et associé à la vie et à l’avenir de l’entreprise. Donner de la confiance est encore le meilleur moyen d’en recevoir, un cercle vertueux qui joue son rôle dans la bataille de la compétitivité.

Si cet élément intangible que l’on appelle « confiance » constitue une des clés de la performance, comment expliquer que l’on ne s’en préoccupe pas plus que cela dans de nombreuses entreprises ? Nous y voyons plusieurs raisons.

Tout d’abord, la confiance est un système de management pourtant excellent, mais dont les dirigeants ne raffolent pas. Il suppose d’être sûr de ses choix sur le plan humain et des qualités que l’on a su (ou pas) détecter chez ses collaborateurs. De nombreux dirigeants doutent de leur propre jugement. Ils ont aussi du mal à déléguer parce qu’ils ont alors le sentiment d’abandonner un petit bout de leur pouvoir (toujours trop à leur goût). Ils redoutent même parfois de perdre le contrôle, voire de mettre leur entreprise en danger, alors que déléguer ne dispense pas de contrôler, mais suppose plutôt de contrôler à bon escient, c’est-à-dire après avoir fait confiance et laissé chacun prendre sa part de responsabilité.

Par ailleurs, la confiance est une vertu qui n’est pas tout à fait dans l’air du temps, ou plutôt qui revêt désormais une signification bien particulière. Depuis une trentaine d’années, on a en effet surtout mis l’accent sur la confiance… en soi dans une société – et notamment un univers professionnel – où le monde se diviserait en deux catégories, les winners (qui pensent n’avoir besoin de personne pour réussir) et les losers (qui auraient la naïveté de croire aux vertus de la confiance et de la coopération). Comme si la confiance se réduisait à une compétence personnelle qu’il suffirait de cultiver pour faire partie des gagnants.

 

Ce que nous avons gagné en performance individuelle, nous l’avons perdu sur le terrain du collectif.

 

Enfin, nous ajouterons à ces éléments de réflexion que notre société est aujourd’hui facilement paralysée par la peur de tout ce qui échappe ou pourrait échapper au contrôle. Cette obsession a progressivement conduit à la mise en place de dispositifs de contrôle en tous genres que nous connaissons tous, comme le recours systématique à l’usage d’indicateurs ou de tableaux de bord. Ce retour à une forme de rationalisation, qui présente des analogies avec le « scientific management » cher à Taylor, a tendance à transformer les individus en acteurs timides et peureux, à anéantir tout esprit d’initiative et toute créativité. Ainsi, ce que nous avons gagné en performance individuelle, nous l’avons perdu sur le terrain du collectif, comme si la « main invisible » de cette nouvelle forme de gouvernance avait pris le pouvoir sur les hommes. L’expérience montre pourtant que les entreprises les plus innovantes sont celles qui incitent leurs collaborateurs de tous niveaux à se faire mutuellement confiance pour libérer la réserve de créativité qui sommeille dans toute entreprise.

Comment mettre l’individualisme à distance et retrouver le goût de travailler ensemble ? Nous ne nous situons pas ici dans le registre du beau discours pour chefs d’entreprise en quête d’une posture avantageuse, mais bien dans celui de l’efficacité économique. La formule popularisée en 1937 par le président des Etats-Unis Franklin D. Roosevelt reste d’actualité : « Nous avons toujours su que l’égoïsme insensible était moralement mauvais. Nous savons maintenant qu’il est économiquement désastreux. » Si la confiance ne se décrète pas, elle se construit dans la durée, pour peu que l’on s’en donne les moyens.

Inspirer motivation et engagement

Chacun a besoin qu’on lui fasse confiance et qu’on la lui manifeste concrètement. Y compris dans les petites choses de la vie de tous les jours. Faire confiance, c’est fabriquer de la motivation, de l’engagement, de la créativité.

 

Faire confiance, c’est accepter que plusieurs chemins mènent à l’objectif

 

J’avais un proche collaborateur, très costaud professionnellement, mais lorsque quelqu’un sortait de son bureau, quel que soit son niveau de responsabilité, il lui envoyait aussitôt une note pour lui repréciser en détail ce qu’il était censé faire… Plus d’une fois je lui ai dit qu’il était incongru d’envoyer une note en quatre points à un type de ce niveau ! En réalité, il ne faisait confiance à personne. Mais, résultat, ceux qui travaillaient avec lui n’étaient pas du tout inspirés. Je ne crois pas aux systèmes centralisés. Celui qui a l’âme d’un dirigeant fait le pari de la confiance.

D’autant plus qu’en faisant confiance aux autres, on les révèle.

Nous sommes tous pareil : nous sommes tous là où nous sommes parce qu’à un moment donné quelqu’un nous a fait confiance ! Et cette confiance que l’on nous a donnée, un jour, c’est comme un cadeau que l’on rendra à notre tour un jour ou l’autre à quelqu’un d’autre. 

Les jeunes sont particulièrement sensibles à ce style de management car leur niveau de motivation et d’engagement est directement proportionnel au degré d’autonomie et de délégation.
Si, aujourd’hui, les jeunes rechignent souvent à aller travailler dans une grande entreprise, c’est justement parce qu’ils ont le sentiment qu’on ne leur fait pas suffisamment confiance, qu’on ne leur confie pas de projet… La plupart aspirent très tôt à l’autonomie, et l’autonomie va de pair avec la confiance. 

Accepter qu’un collaborateur prenne des solutions différentes 

Faire confiance, c’est aussi accepter que plusieurs chemins mènent à l’objectif. Conserver l’équilibre entre savoir ce que fait le collaborateur et le laisser entièrement seul est difficile, c’est un contrôle de bon aloi car la confiance n’exclut pas le contrôle… Dans l’action de ce contrôle, savoir écouter le collaborateur qui explique les raisons de ses choix et, s’ils sont différents de ceux que nous aurions faits mais ne présentent pas de risque inconsidéré, prendre le risque de croire en lui.

Assumer le risque de se tromper…

Un collaborateur auquel on accorde notre confiance peut s’avérer ne pas être au bon niveau, et planter l’affaire. Il ne le fera qu’une fois, mais il faut assumer ce risque : le couvrir pousserait à vérifier en permanence ce qu’il fait, ce qui va à l’encontre de la confiance.

… et celui d’être parfois trahi

Bien entendu, cela signifie qu’il ne faut pas se tromper sur les hommes, ou en tout cas se tromper le moins possible. Mais aussi qu’il faut accepter par avance l’idée que l’on peut… être trahi. Ainsi Rousseau excluait-il la possibilité de rapports humains fondés sur la confiance car, disait-il, il n’existe pas de « cœurs constants » ! Nous ne suivrons pas le grand philosophe des Lumières sur ce terrain, mais il est certain que l’acte de faire confiance représente une sorte de pari, un saut dans l’inconnu méritant dans une société qui déteste de plus en plus l’incertitude et prétend tout maîtriser. Mais c’est un pari payant.

 

Seul un dirigeant de valeur et de valeurs saura donner la vraie confiance à toute son entreprise.

 

Nous le savons tous : lorsqu’on fait confiance à quelqu’un, celui-ci préférera mourir debout que nous décevoir ! Sur ce terrain, on peut compter sur plus de 95% de réussite. Du coup, ce n’est pas grave d’avoir à gérer éventuellement les 5% d’erreur. Le bilan reste formidablement positif. 

Faire confiance procure infiniment plus de satisfactions que de désillusions.

Pratiquer ses propres valeurs. Etre crédible

La parole du dirigeant ne doit pas se faire trop rare et doit aussi être crédible. Les salariés sont parfaitement capables et ce, quel que soit leur niveau de responsabilités, de percevoir si le comportement de leurs managers et dirigeants est en ligne avec leurs discours. Si les actes suivent les paroles. Si l’honnêteté intellectuelle fait partie des valeurs cultivées au sommet de la hiérarchie. Ce qui mine et finit par détruire la confiance, c’est le mensonge, l’incapacité à dire les vérités qui blessent, à prendre et à annoncer les décisions difficiles… Seul un dirigeant de valeur et de valeurs saura donner la vraie confiance à toute son entreprise, cela vaut la peine, elle le lui rendra au centuple.

Faire confiance aux hommes plutôt qu’aux procédures

En faisant confiance aux procédures plutôt qu’aux hommes pour assurer la performance opérationnelle, bien des entreprises ont fait passer, de manière subliminale, le message qu’elles ne faisaient plus confiance à leurs employés. Et, sous couvert de favoriser la compétitivité, on a ainsi détruit progressivement ce qui fonde la confiance au sein d’un groupe de travail : la qualité de la coopération et de la coordination, mais aussi une certaine permanence dans les modes de fonctionnement de l’organisation.

Dans une société du domaine des télécoms, il y a vingt ans, quelqu’un m’a dit un jour : « Demande dans n’importe quel service ou business unit un organigramme et regarde attentivement la date qui y est associée, tu constateras qu’il a moins de six mois ! » Et je sais que vingt ans plus tard, c’est toujours pareil !

Assigner des objectifs ambitieux

La motivation se nourrit aussi de l’exigence car assigner des objectifs ambitieux, à condition bien entendu qu’ils soient atteignables, c’est envoyer un signal à son collaborateur et lui exprimer qu’on le pense capable de les atteindre. La « bonne » pression est incitative et nourrit à la confiance. 

Deux fois par an, notre équipe de direction s’enfermait pendant trois ou quatre jours pour passer en revue les grands comptes du groupe, soit une trentaine de comptes, qui représentaient environ 50% du chiffre d’affaires. C’était un exercice très exigeant, très dur pour chacun des managers concernés mais ils étaient très motivés parce que, pendant ces quelques jours, ils avaient l’attention de toute l’équipe de direction au grand complet, ce qui est rare dans une entreprise de cette taille. Et là, les objectifs qu’on donnait étaient costauds ! Quelqu’un ne pouvait pas amener un budget de grand compte sans proposer une croissance plus forte que la moyenne, parce qu’on partait du principe que lorsqu’on s’occupe d’un compte on doit grandir plus vite que quand on s’en occupe moins ! C’était dur, mais les gens étaient très contents. Il ne faut pas hésiter à donner des objectifs ambitieux.

Après de nombreuses années de crise, la plupart des dirigeants sont heureusement de plus en plus convaincus qu’individualisme et défiance riment avec baisse des performances. Après avoir épuisé tout ce qui touche de près ou de loin à la rationalisation des organisations et des coûts, ils savent que leurs collaborateurs ont besoin de sortir de cette mélancolie qui mine toute motivation et qu’il ne suffira pas de quelques espèces sonnantes et trébuchantes supplémentaires pour leur redonner confiance et les motiver. Les bénéfices associés à la coopération et à la confiance, qu’il s’agisse de l’augmentation de l’efficacité du travail ou du partage et de la capitalisation des meilleures pratiques, sont à portée de main. Le facteur humain est de retour, et avec lui, la quête d’une nouvelle « société de confiance. »
On ne peut pas diriger une entreprise sans la confiance, c’est-à-dire la délégation motivée et la prise de risque en testant notamment les jeunes collaborateurs à haut potentiel.

Extrait de l’ouvrage Management : les idées les plus simples sont souvent les meilleures, par Bernard Bourigeaud et Jacques Brun aux éditions Eyrolles.