Prix Nobel de la Paix 2015, Ouided Bouchamaoui est présidente de l’Union tunisienne de l’Industrie, du commerce et de l’artisanat (UTICA), l’une des quatre organisations constitutives du Quartet tunisien. Elle revient sur la transition démocratique de la Tunisie et explique les enjeux sociaux auxquels le pays doit faire face aujourd’hui.

Quelles sont, pour vous, les raisons de la réussite de la transition démocratique de la Tunisie ? 

Si l’on revient un peu en arrière sur le plan historique, on constate que la Tunisie a été le premier pays arabo-musulman à se doter d’une constitution, au sens moderne du terme, en 1961. Plusieurs facteurs expliquent que la transition démocratique ait été menée avec brio dans notre pays. L’émancipation de la femme tunisienne, tout d’abord, a été fondamentale. La société civile tunisienne a elle aussi joué un rôle important, par son fort ancrage dans les milieux sociaux. Enfin, il faut souligner la contribution de la jeunesse tunisienne qui est descendue dans la rue sans leader et sans être encadrée. Ces trois forces expliquent le succès de la transition.

Quel a été précisément le rôle de la société civile ?

La société civile tunisienne est composée de toutes les organisations non gouvernementales qui ont pour objet d’encadrer, d’encourager, d’aider et d’être les porte-paroles de l’ensemble des voix : celles des femmes, de la jeunesse, et de tous ceux qui militent pour les droits de l’Homme. Cette société civile a joué un rôle primordial. Nous vivions dans un climat de dictature, mais malgré l’impossibilité de s’imposer en tant qu’acteurs politiques, les organisations non-gouvernementales ont exercé des fonctions capitales dans les sphères sociale, économique et relationnelle.

Vous avez reçu le prix Nobel de la Paix en 2015 en tant que représentante de l’UTICA, aux côtés de l’UGTT, la LTDH et de l’Ordre des avocats. Quelle est la portée de ce prix pour la Tunisie selon vous ?

Cette distinction est tout d’abord pour nous, Tunisiens et Tunisiennes, une reconnaissance de notre combat pour la liberté, pour la démocratie et pour la paix. C’est aussi une reconnaissance internationale qui est venue couronner ce combat pacifique pour la démocratie dont il faut souligner qu’il s’est déroulé sans effusion de sang. Ce prix Nobel est également une consécration du choix du dialogue comme seule alternative à la résolution du conflit. C’est enfin une chance, une opportunité pour faire entendre la voix de la Tunisie dans le Monde, pour faire parler de ce petit pays moderne et un peu exceptionnel.

Quel est le degré de confiance du peuple tunisien dans les institutions du pays ?

La confiance ne se décrète pas, elle se mérite. Je pense que l’ensemble des institutions tunisiennes l’ont compris. Elles sont ainsi dans une logique de conquête de la confiance. Nous avons élu ces institutions et nous sommes donc convaincus de notre choix. Aujourd’hui, nous avons vraiment besoin que cette relation de confiance soit maintenue. Nous resterons alertes pour concrétiser et défendre ces libertés. C’est là que se situe le rôle principal de la société civile. Les lignes rouges à ne pas franchir, les valeurs fondamentales sur lesquelles nous ne transigerons pas, sont la démocratie, la transparence et la liberté. Aujourd’hui, nous avons confiance car nos institutions sont élues et non imposées, mais nous demeurons vigilants parce que nous avons obtenu ces acquis seuls et qu’il est de notre devoir de les maintenir.

Dans une note publiée l’an dernier, la COFACE (Compagnie française d’assurance pour le commerce extérieur) évoquait un regain de confiance des investisseurs. Percevez-vous cette tendance ?

Oui, absolument. Notre pays a de tout temps généré une forte attractivité, avec une main d’œuvre spécialisée et un secteur privé compétitif qui ont su obtenir une reconnaissance internationale. Bien sûr, les amis de la Tunisie ont toujours eu à cœur de faire réussir cet exemple tunisien. Les chiffres sont là pour le confirmer : malgré tout ce qui s’est passé, les investisseurs étrangers maintiennent leur confiance en notre pays. La majorité des entreprises étrangères installées en Tunisie ne sont pas parties du pays.

A quels défis sociaux et économiques la Tunisie doit-elle faire face aujourd’hui ?

Le premier défi est celui du chômage. La priorité est de s’occuper de l’emploi des jeunes, et notamment de celui des jeunes diplômés. Le problème réside dans la capacité de notre économie : il est donc primordial, pour le résoudre, de trouver d’autres alternatives à travers la coopération internationale. Le deuxième défi concerne le développement régional : nous avons une attente forte dans les régions en matière d’infrastructures et de services publics. Enfin, le troisième défi concerne la reconstruction de l’image de la Tunisie après les évènements de Sousse et du musée du Bardo. Nous avons besoin de montrer que malgré les attentats qui ont eu lieu sur notre territoire, la Tunisie est un pays qui continue à vivre, avec une population dynamique et animée par beaucoup d’espoir. Nous sommes tous prêts à éradiquer ce fléau du terrorisme. Il est important de montrer la véritable image de la Tunisie.

Quelles solutions l’UTICA préconise-t-elle pour relancer l’activité économique ?

Nous avons toujours plaidé pour une relation entre la transition politique et la transition économique. Je répète souvent que l’on ne peut pas assurer la réussite du processus démocratique sans celui de la réussite économique. Lorsque le peuple était dans la rue en 2010 et 2011, il réclamait du travail, de la dignité et la liberté. Aujourd’hui, nous avons la liberté. La dignité découle du travail. Les gens attendent encore d’avoir ce travail.

Depuis 2012, nous avons soumis notre vision à notre gouvernement. Nos principales recommandations concernent la valorisation du travail. Nous pensons qu’il faut soutenir l’initiative privée, notamment en encourageant les jeunes à se mettre à leur propre compte. Nous avons aussi besoin de mobiliser les acteurs économiques et sociaux, pour favoriser la croissance, par l’internationalisation des entreprises et par une fiscalité plus équitable. Nous devons, par ailleurs, pousser le secteur de la recherche dans des créneaux porteurs comme l’innovation et les nouvelles technologies. Il est important de se positionner sur des domaines à plus forte valeur ajoutée qui pourront faire travailler la main d’œuvre qualifiée, et notamment les titulaires de diplômes supérieurs.

Il est également important d’évoquer le commerce parallèle, ce phénomène qui touche malheureusement la Tunisie. Il est temps d’agir à ce sujet. Nous devons oser parler de l’inclusion économique pour ces jeunes qui n’ont pas trouvé d’autre choix que de travailler au noir. Les remettre dans le marché réel par la formation, l’encadrement et l’affectation de moyens est nécessaire.

Avez-vous également des recommandations concernant la sphère sociale ?

Un point très important concerne le climat social. Nous avons récemment discuté avec notre partenaire, le syndicat des ouvriers, pour assurer la paix sociale et pour maintenir un climat de confiance à l’adresse des investisseurs tunisiens et étrangers. Sur le plan du développement régional, nous avons émis des recommandations pour le développement de ces régions qui doivent être prises en considération. Nous devons absolument leur offrir cette équité.

Enfin, il faut accélérer les réformes : réforme du code des investissements, réforme du secteur financier, réforme de l’enseignement… Tous ces secteurs ont leur importance dans la relance de l’activité économique du pays.

Il ne faut pas abandonner la Tunisie, terre d’une nouvelle démocratie. Il est dans l’intérêt de tous que l’exemple tunisien réussisse.