Chargée de recherche au Cersa (CNRS), actuellement chercheuse au Berkman Center for Internet & Society à l’Université d’Harvard, Primavera de Filippi travaille notamment sur les sujets autour de la blockchain. Elle s’exprime sur les nouvelles problématiques que font surgir les technologies sur le plan juridique.

Que va changer la blockchain dans les années à venir ?

Au même titre qu’Internet, la blockchain va représenter une véritable révolution digitale. Internet a permis la communication de pair à pair en éliminant les intermédiaires, qui étaient les émetteurs. Ainsi, tout le monde a désormais potentiellement la possibilité de s’exprimer. C’est la même chose pour la blockchain, à la différence que celle-ci ne concerne pas la communication mais les transactions et les échanges de valeurs.

L’effervescence médiatique que l’on observe actuellement autour de la blockchain ne risque-t-elle pas de retomber ?

Il y a évidemment un effet de mode autour de ce sujet. On peut le rapprocher de la mode de la dot-com dans les années 1990. Tout à coup, tout le monde parlait d’Internet et chacun voulait avoir un site web, sans forcément savoir pourquoi. On s’est rendu compte par la suite que c’était une bulle. Aujourd’hui, il y a une agitation énorme autour du terme blockchain, ce qui ne veut pas dire pour autant que la technologie va s’essouffler. L’éclatement de la bulle du dot-com n’a pas diminué l’impact d’Internet sur la société, bien au contraire. Je pense que l’on se trouve aujourd’hui dans une situation similaire : la bulle de la blockchain est appelée à exploser, et il y aura ensuite un retour à la normalité.

Tim Swanson, le directeur des recherches de marché chez R3CEV, a comparé la blockchain au gluten en ces termes : « Tout le monde en parle, mais personne ne sait vraiment ce dont il s’agit. » Que pensez-vous de cette comparaison ?

Je ne sais pas si je partagerais cette analogie avec le gluten, mais il est clair que tout le monde parle de ce sujet sans vraiment savoir ce que c’est, de la même façon que les gens qui parlent d’Internet ne sont pas nécessairement capables d’expliquer, par exemple, comment fonctionne la technologie du transfert des paquets. Je ne pense pas que ce soit forcément un problème. Comme pour toute technologie, il n’est pas nécessaire que chacun comprenne les détails les plus intimes du fonctionnement de la blockchain. Dans le cas contraire, on ne pourrait jamais parler de rien. L’essentiel est d’avoir un niveau d’abstraction suffisant pour pouvoir en parler. Ceci étant dit, je crois qu’il y a une limite et qu’elle est franchie aujourd’hui en ce qui concerne la blockchain : il existe un gap énorme entre les  connaissances des gens qui en parlent et le degré de technologie des sujets auxquels ils font référence. Ce qui est normal : c’est une technologie émergente que presque personne ne comprend. Et je pense qu’il est positif qu’il y ait des débats. Cela permet aux personnes intéressées d’avoir leur attention captée et de pouvoir étudier cette question de plus près.

Quel est votre regard sur les DAO (Decentralized autonomous organizations) ? Si ces organisations sont réellement autonomes, qui peut être tenu responsable de leurs actions ?

Il faut commencer par définir ce que l’on appelle une organisation autonome. Si on parle d’un logiciel qui agit sur la blockchain, le problème fondamental est qu’il n’y a pas d’opérateur. Personne ne gère ce logiciel. Je vois trois possibilités :

•    Premièrement, peuvent potentiellement être tenus pour responsables les créateurs du logiciel: ceux qui l’ont développé ou ceux qui l’ont codé sur la blockchain. Leur responsabilité peut être engagée si ce logiciel a pour raison principale de réaliser une activité illicite. C’est le cas, par exemple, pour un virus.
•    Deuxième cas de figure : la responsabilité peut concerner ceux qui profitent de ce logiciel. Est-ce que cette DAO fournit des revenus à certaines personnes ? Si quelqu’un installe une DAO et fait en sorte qu’un pourcentage des bénéfices lui revienne, il peut être tenu pour responsable de cette activité et peut se voir demander de verser des dommages.
•    La troisième possibilité concerne les utilisateurs. Lorsque ceux-ci contribuent à la DAO en la finançant, et lui permettent de poursuivre son activité, ils peuvent être considérés comme responsables.

Evidemment, cela demeure du cas par cas. Le vrai problème concerne le cas où les personnes responsables sont les créateurs du logiciel, autrement dit ceux qui l’ont déployé si l’on reprend le cas de la blockchain. Même s’il est possible de les incriminer, ils n’auront pas la possibilité d’arrêter les opérations de la DAO. C’est similaire à un virus : on peut arrêter le créateur du virus, mais cela n’arrête pas le virus lui-même.

 




La juridiction qui encadrerait les DAO reste donc aujourd’hui à écrire ?

Le problème vient surtout du fait qu’il n’existe pas actuellement de DAO. Pour l’instant, l’élément le plus proche d’une DAO est le réseau Bitcoin : un service de paiement décentralisé qui ne dépend de personne. Je n’en vois pas d’autre application qui pourrait aujourd’hui être assimilée à une DAO.

Quel est le statut juridique d’un smart contract ?

A l’instar d’une DAO, un smart contract est simplement un logiciel, une application de la blockchain. Comme on leur a donné l’appellation de « smart contracts », on a tendance à les assimiler à des contrats, alors qu’ils n’ont pas en eux-mêmes d’autorité juridique. Bien sûr, un logiciel peut implémenter un contrat. Dans ce cas, on revient au système des DRM (Digital rights management) qui intègrent à la fois un contrat de droit d’auteur et une technologie qui implémente ce contrat par le code. Lorsqu’un contrat juridique existe, le smart contract n’est qu’une application technique de ce contrat.

Il est possible pour le programmeur, sur le plan technologique, d’implémenter tout ce qu’il souhaite dans un script logiciel. Ces scripts ne peuvent pas prévaloir dans un tribunal, sauf dans le cas où l’on a créé un lien, une référence à ce logiciel en lui donnant une autorité juridique.

Pour schématiser, un smart contract peut être comparé à une feuille de papier. Celle-ci peut avoir une valeur juridique lorsqu’elle répond à l’ensemble des critères nécessaires pour être un contrat, mais seul le corpus juridique lui donne cette valeur. L’aspect intéressant de la blockchain, et d’une façon plus large du code, est qu’il est possible d’y implémenter des conditions qui s’appliquent automatiquement. Cependant, ces conditions sont limitées par le cadre technique, qu’il ne faut absolument pas confondre avec le cadre juridique. Il est possible de connecter l’un à l’autre, mais ce n’est pas le cas par défaut.

Est-il envisageable de collecter des impôts avec des smart contracts ?

Potentiellement, oui, on peut l’imaginer. De la même façon que l’on peut collecter des impôts par Paypal ou par n’importe quel autre moyen technologique. Il est aussi possible d’imaginer que l’on puisse automatiser les prestations de protection sociale par le biais des smart contracts, de façon informatisée.

Comment former les « cyber-lawyers » ?

Je ne pense pas qu’il y ait besoin d’une formation différente pour les cyber-lawyers. Il faut avant tout enseigner davantage la technologie aux avocats et aux juristes. Ceux-ci devraient être formés aux sujets de la programmation, par exemple. En ce qui concerne le sujet spécifique de la blockchain, je pense que la problématique dépasse le domaine des juristes. Il y a aujourd’hui beaucoup de flou autour de cette technologie. Même certains ingénieurs ont du mal à l’appréhender. Le problème essentiel aujourd’hui consiste à vulgariser cette technologie. C’est très nouveau, et donc difficile à enseigner puisque le matériel pédagogique n’existe pas. Il y a, d’une manière générale, un manque de connaissance autour de ce sujet. C’est d’autant plus délicat que le code fait de plus en plus effet de loi, et ces sujets deviennent donc cruciaux.