Avenir de la régulation des télécoms, neutralité du Net, position à adopter face aux entreprises du numérique… Sébastien Soriano, président de l’Arcep, partage ses convictions sur le métier de régulateur.

Quelles sont les missions de l’Arcep ?

A l’origine, la mission de l’Arcep était d’ouvrir à la concurrence le marché des télécoms, qui était alors sous monopole de l’Etat à travers France Télécom. Depuis dix ans, l’Arcep accompagne également le fonctionnement du secteur postal.

Aujourd’hui, la concurrence dans les télécoms est globalement effective, et le rôle de l’Arcep a évolué en conséquence. Il consiste désormais à s’assurer que le secteur des télécoms se développe comme un bien commun. Les réseaux sont une infrastructure essentielle et vitale pour l’essor de l’économie, de la liberté d’expression, de l’innovation ou encore de la numérisation des entreprises. Le régulateur doit y veiller.

La régulation est-elle un moyen de renforcer la confiance dans le monde économique ?

Je crois à la régulation en tant que courroie de transmission entre les impératifs du marché et de la demande sociale. C’est l’inverse, l’approche normative qui consiste à définir un ensemble de règles une fois pour toutes. Ces règles sont figées, et ont tendance à rigidifier le fonctionnement des choses.

La régulation apporte donc une certaine souplesse. Elle permet de transformer une demande sociale en réalité économique de façon réactive et adaptative. Cette alchimie porte les avantages du marché (par le biais de l’initiative économique et de l’innovation) mais aussi ceux du public. Elle permet à la puissance économique de fonctionner dans le sens de l’intérêt commun. La régulation associe le meilleur des deux mondes.

En quoi la donnée prend-elle une place importante aujourd’hui en matière de régulation ?

Nous sommes un acteur public agissant dans un monde complexe et la régulation par la donnée en constitue l’une des réponses.

L’attribution des fréquences aux opérateurs de téléphonie en 2015, un rendez-vous important pour le régulateur, est un exemple probant de ce nouveau mode de régulation. Au-delà de la somme acquittée par les opérateurs pour l’obtention d’une fréquence, nous leur demandons aussi de s’engager sur un certain nombre d’éléments, comme la couverture du territoire en 4G. Ces obligations existaient déjà, mais nous avons à l’époque pris la décision de les renforcer par la couverture des lignes ferroviaires du quotidien : RER, TER et Transilien.

 

Il nous faut inciter les acteurs à aller dans une certaine direction, les amener à être plus transparents sur leurs pratiques, pour établir in fine un lien de confiance avec les utilisateurs.

 

Pour ce qui est du TGV, la situation était complexe et le salut est venu de la régulation par la donnée. En effet, le TGV passe par des ouvrages d’art particuliers qui appartiennent soit à la SNCF, soit à d’autres exploitants. Les opérateurs ont donc besoin de l’autorisation d’un tiers pour installer leurs équipements. Nous pouvions difficilement leur imposer ce qui relève d’un tiers via l’obligation réglementaire des licences. Ainsi, en lieu et place de contraindre les opérateurs à couvrir les lignes de TGV, nous avons décidé de les obliger à établir et publier un rapport régulier de leur niveau de couverture de ces lignes. Les premiers résultats se font déjà sentir, puisque plusieurs opérateurs ont accéléré leur couverture. Favoriser l’émulation et la concurrence crée une dynamique interne au secteur qui permet de remplir un objectif sans pour autant recourir à une obligation.

Vous avez déclaré qu’il faut « barbariser la régulation pour réguler les barbares ». Qu’entendez-vous par là ?

Les géants du Net et plateformes du numérique structurent de plus en plus la société et l’économie. Le développement de ces acteurs, qui bousculent le jeu en place n’est pas sans poser de nombreuses questions aux régulateurs et autorités publiques : comment réguler de nouvelles pratiques tout en laissant les entrepreneurs innover ? Les interdictions ou les obligations légales ne constituent pas des panacées. Ces approches sont bien souvent inefficaces, partielles et immédiatement obsolètes. Le temps d’écrire une loi, alors que l’encre n’est même pas sèche et les décrets pas appliqués, l’acteur économique a déjà changé son modèle et tout cela n’a plus aucune portée. Il faut donc savoir inventer des réponses adaptées.

Autrement dit, « barbariser la régulation pour réguler les barbares », signifie sortir d’une logique uniquement centrée sur la réglementation et les sanctions pour jouer sur les incitations, ou encore les données. Il nous faut inciter les acteurs à aller dans une certaine direction, les amener à être plus transparents sur leurs pratiques, pour établir in fine un lien de confiance avec les utilisateurs.

La donnée constitue-t-elle l’avenir de la régulation ?

L’erreur serait de croire que la totalité de la régulation pourrait exister par la donnée. Ce n’est pas possible car nous faisons face à des forces économiques puissantes. Nous devons donc compléter l’incitation par des dispositifs plus coercitifs.

La régulation par la donnée est un nouvel outil qui nous permet de gérer des situations complexes aux fortes parts d’imprévisibilité et d’incertitude. Nous pouvons alors utiliser la donnée comme un outil de substitution pour arriver à un résultat proche de celui d’une obligation réglementaire, sans risquer de commettre une erreur ou de rigidifier le système.

La transparence est-elle opposée au secret des affaires ?

Il y a un enjeu de secret des affaires derrière la question de la régulation par la donnée. Waze est un cas typique pour aborder cette question. Aujourd’hui, cet acteur structure de fait l’usage des routes. Lorsqu’un grand nombre d’utilisateurs se sert de cet outil, cette plateforme privée se transforme en régulateur du trafic. Waze peut avoir un impact très fort sur l’organisation des politiques urbaines en reposant sur des données qui proviennent de ses utilisateurs. La question est: l’information dont dispose Waze est-elle une donnée d’intérêt général ?

Ces données privées constituent le cœur de l’activité de Waze et dépassent donc le simple secret des affaires. Pour des entreprises dont le business model repose sur la donnée, publier cette dernière revient à rendre gratuit ce qu’elles vendent, et donc potentiellement à les tuer. Les modalités de leur partage sont un sujet sensible sur lequel il faut avancer. Il paraît nécessaire d’y apporter des réponses sectorielles. Cette question est plus simple dans le secteur des télécoms grâce à un cadre réglementaire déjà bien organisé.

 

Nous devons fournir une plateforme ouverte et accessible, neutre, à l’ensemble de la population. Nous sommes un libérateur d’usages.

 

La neutralité du Net est-elle un fondement de la confiance ?

La neutralité du Net vient compléter la régulation, en passant d’une régulation essentiellement économique à une régulation également protectrice des libertés. Je ne parle pas ici des libertés individuelles mais plutôt de la liberté collective de disposer d’un accès à des réseaux neutres qui permettent tous les échanges, sans discrimination. La neutralité du Net garantit le développement des réseaux comme un bien commun et est ainsi créatrice de confiance.

La régulation des télécoms libère les échanges et les usages. Ce n’est pas une régulation qui les encadre comme peut l’être par exemple la régulation de la vie privée, qui interdit un certain nombre de collectes de données.  Nous devons fournir une plateforme ouverte et accessible, neutre, à l’ensemble de la population. Nous sommes un libérateur d’usages.

Pourquoi une autorité de régulation comme l’Arcep est-elle aujourd’hui indispensable ?

Si l’on considère les réseaux comme la base des échanges de notre société et qu’ils doivent être fournis comme un bien commun, alors il faut imposer un cadre qui garantisse leur indépendance par rapport au pouvoir économique et au pouvoir politique. L’Arcep est le garant du long terme et de l’intérêt commun.Crédits photos : © ARCEP - Stefen Meyer

De grands intérêts financiers sont en jeu. La France est particulièrement exposée puisqu’à la différence de nombre de pays européens, l’ensemble de nos opérateurs sont français. Nous avons face à nous des personnalités puissantes qui souvent possèdent non seulement un opérateur mais aussi des médias. Cette garantie d’indépendance est plus nécessaire que jamais aujourd’hui. Sans elle, nous serions sous la pression de l’une ou l’autre de ces personnalités influentes, que je respecte tout à fait par ailleurs.

Nous devons également résister au pouvoir politique. Son intérêt pour les réseaux relève d’une forte légitimité car il met en place des politiques publiques importantes de solidarité comme financer les réseaux dans les zones rurales, rendre les services accessibles aux personnes handicapées ou défavorisées, garantir que leur connexion ne soit pas supprimée pour des raisons indues, etc. Mais quand il s’agit de la régulation elle-même, la politique peut se retrouver sous la pression des acteurs économiques et ne pas forcément résister de la même manière que la nôtre. D’où la nécessité d’un régulateur indépendant.

 

Nous prenons des décisions, lançons des consultations d’ordre général et nous pouvons compter sur une véritable communauté technique pour nous accompagner.

 

N’y a-t-il pas également un risque de conflits d’intérêts avec les experts que vous consultez ?

Nos décisions reposent avant tout sur nos travaux. L’expertise externe vient en complément. La concurrence des quatre grands opérateurs limite aussi ce risque. Lorsqu’une question technique se pose, nous pouvons tous les consulter et la diversité des perspectives évite les biais in fine.

La technicité de notre domaine est moins pointue que celle du secteur de la santé par exemple, où seuls quelques scientifiques connaissent le fonctionnement précis de telle ou telle molécule. Nous prenons des décisions, lançons des consultations d’ordre général et nous pouvons compter sur une véritable communauté technique pour nous accompagner.

Comment l’indépendance de l’autorité est-elle garantie ?

Des garanties institutionnelles sont liées au fonctionnement même de l’Arcep : la collégialité avec des délibérations collectives obligatoires et l’inamovibilité des membres de notre collège. C’est une manière de résister ensemble à d’éventuelles pressions extérieures. Par ailleurs, nous sommes nommés pour 6 ans, quoi qu’il se passe au niveau politique.

Nous sommes également contrôlés par plusieurs organes de l’Etat : le Parlement, la Cour des comptes, le Conseil d’État, la Cour de cassation, la Cour d’Appel de Paris, mais aussi au niveau européen par la Commission européenne.

L’indépendance se gagne aussi par l’autorité et par notre légitimité vis-à-vis du marché et de l’écosystème. Elle se construit dans la durée, du fait notamment d’un contact régulier avec les acteurs économiques et les élus.