Directeur général honoraire de HEC Paris, co-auteur de l’ouvrage « Confiance et Défiance dans les Organisations » aux éditions Economica et auteur de « Apprendre et Oser » chez Albin Michel.

Coût de la confiance, rôle du tiers garant, importance de la règle, théorie des jeux… Bernard Ramanantsoa, Directeur général honoraire de HEC Paris, est l’auteur de l’ouvrage « Confiance et Défiance dans les Organisations. » Il livre son regard sur l’importance de la confiance en entreprise, ses limites, et la façon de la construire. Rencontre.

La confiance selon Bernard Ramanantsoa

  • Pour Bernard Ramanantsoa, l’une des vertus de la confiance au sein des organisations est qu’elle peut permettre des réductions de coûts.
  • L’intervention d’un tiers de confiance peut générer des boucles de confiance, à condition que son indépendance soit respectée.
  • Selon lui, les entreprises ne devraient pas avoir besoin de rédiger de chartes d’éthique car l’éthique se situe au niveau personnel.

Vous avez dirigé HEC de 1995 à 2015. Durant ces 20 ans passés à la tête de cette école, comment avez-vous vu évoluer la confiance des élèves par rapport à leur avenir ?

Les élèves de HEC ont toujours une confiance certaine dans l’avenir. Je ne les ai jamais connus en proie à la défiance. Je constate toutefois qu’il y a peut-être aujourd’hui moins de confiance de leur part dans les grandes entreprises. Il y a vingt ans, celles-ci pouvaient encore les faire rêver en leur parlant d’un projet partagé. Aujourd’hui, c’est quelque chose qui ne fonctionne plus. Cela s’explique parce qu’ils ont pu voir l’exemple de personnes,  souvent dans leurs familles ou autour de leurs parents, qui étaient de grands fidèles d’une institution et envers qui ces institutions n’ont pas tenu leurs promesses. En revanche, les jeunes diplômés croient aujourd’hui de plus en plus à la création d’entreprise ; aujourd’hui, cela représente un quart d’une promotion d’HEC. Le deuxième élément que je souhaiterais souligner est le fait que pour les élèves de HEC, ll’univers est désormais mondial. J’ai constaté sur ce point une réelle évolution en vingt ans. Durant les premières années où je dirigeais HEC, c’est moi qui leur conseillais de penser international. Progressivement, c’est devenu pour eux une banalité.

Le fait d’être diplômé d’une grande école de commerce est-il, autant qu’hier, un gage de confiance ?

Plus que jamais, il vaut mieux avoir un beau diplôme. C’est tout d’abord une garantie pour l’employeur, qui malgré les discours qu’on peut parfois entendre, va considérer ça comme une garantie. Cela étant, il y a beaucoup plus de concurrence qu’il y a vingt ans entre les diplômes d’excellence. Là encore, la dimension internationale est cruciale. Il est très difficile d’être recruté pour quelqu’un dont le diplôme ne figure pas sur les « short-lists » établies par les grands groupes. Mais une fois passée cette étape,  il faut aussi compter avec la concurrence de Chinois ou d’Indiens qui attestent eux aussi de diplômes équivalents.

 

« La confiance est un sujet transverse. Il touche à la fois les politiques et les entreprises, il traverse la société. »

 

Comment la voie de l’audit est-elle perçue par les jeunes diplômés ? Les perspectives d’avenir offertes par ce parcours professionnel sont-elles bien perçues ?

Depuis mon premier jour en tant que Directeur général, j’entends dire que les étudiants sont moins intéressés qu’avant par les carrières d’audit. Personnellement, je n’ai pas constaté d’évolution au cours des vingt dernières années, je pense que les choses sont relativement stables actuellement, et qu’elles se situent à un niveau moyen-bas. Les élèves sont davantage séduits  par des noms comme McKinsey, Goldman Sachs, L’Oréal ou encore par certains grands cabinets d’avocats. Le luxe est aussi très présent, avec des entreprises comme LVMH. Il ne faut pas oublier que la question de la rémunération est aussi importante et ça ne joue pas favorablement pour les cabinets d’audit.

Selon un récent sondage Opinionway, les leviers traditionnels de la confiance des Français s’effritent peu à peu, et il semble que l’entreprise demeure un pilier stable dans ce climat de défiance. Partagez-vous cette vision des choses ?

Je pense qu’il y a tout d’abord une différence de perception fondamentale entre les petites entreprises, qui inspirent plutôt confiance, et les grandes entreprises qui suscitent souvent la défiance. Les sociétés du CAC 40 sont même souvent vues comme des « prédateurs ». Il y a ensuite une autre grande différence entre « mon entreprise » et celle des autres : la plupart des gens ont confiance dans leur propre entreprise, ou celle dont ils sont proches, mais ils sont méfiants envers l’entreprise en général. Les responsables des entreprises (patrons et syndicats de patrons) n’arrivent pas à résoudre ces deux  fractures qui sont sociologiquement très intéressantes. C’est irréconciliable, mais l’intérêt de la sociologie, est de pointer ces différences-là.

Vous êtes l’auteur, avec Roland Reitter, professeur émérite à HEC et docteur de l’Université Harvard, de l’ouvrage « Confiance et Défiance dans les Organisations ». Pourquoi avoir écrit ce livre ?

A l’origine, notre travail portait sur le concept d’identité, de culture d’entreprise. Nous avons écrit ensemble plusieurs livres et articles sur ce sujet. Puis, nous nous sommes rendus compte progressivement que ce thème était moins pertinent qu’il y a quelques années, notamment vis-à-vis des entreprises. Le sujet les intéressait moins. En revanche, cette question de la confiance les intéressait de plus en plus. Lorsque nous avons compris qu’il y avait un lien conceptuel entre l’identité et la confiance, nous avons décidé de nous lancer dans l’écriture de ce livre.

Comme vous le remarquez dans le livre, le thème de la confiance est omniprésent dans l’actualité. Pourtant, vous avez fait le choix d’axer ce livre sur l’entreprise plutôt que sur la société. Pour quelle raison ?

La réponse est « basique ». Nous sommes professeurs de gestion, de management, et donc notre terrain est plus facilement l’entreprise. Nous ne sommes pas professeurs de sciences politiques. Mais il est intéressant de souligner que la confiance est un sujet transverse. Il touche à la fois les politiques et les entreprises, il traverse la société.

Vous soulignez dans le livre que la construction de la confiance ne va nullement de soi. Quelles sont les pistes pour la construire ?

Pour reprendre l’idée du philosophe allemand Georg Simmel, la confiance est quelque part une « suspension du doute », de la défiance. Son idée fondamentale est que le véritable rationnel est la défiance. Cette idée est un point fondamental pour comprendre le mécanisme de construction de la confiance. Pour répondre plus précisément, je pense qu’il y a un certain nombre de facteurs qui permettent la construction de la confiance, ou au contraire de la défiance. Si on se place dans le cadre d’une organisation de type entreprise, le premier point fondamental est l’importance de se forcer à dire la vérité. Dès lors qu’on ment une fois, la confiance est extrêmement difficile à reconstruire. Mais le fait de dire la vérité est un sujet en soi : comment faut-il la délivrer ? Un autre point crucial est la gestion par l’exemple. Il est important d’appliquer les mêmes règles à tous, y compris à soi-même.

Comment les théories de Simmel s’appliquent-elles au monde de l’entreprise ?

Si on fait un peu de théorie, c’est pour cette raison qu’on a inventé les contrats : par manque de confiance. Il est intéressant de noter que certaines franges de l’économie parviennent à fonctionner sans contrat. Je pense aux marchands de bétail pour qui une poignée de mains vaut contrat, ou à certaines bourses où la parole donnée est considérée comme une entente définitive.  Mais la tendance est plutôt à l’officialisation des transactions. On constate qu’on a de plus en plus tendance à enregistrer les conversations. Parce qu’il y a cette fameuse  « défiance naturelle », on a recours à la constitution de preuves.

Faut-il selon vous établir un lien entre confiance et éthique / morale ?

C’est une question difficile. Je remarque tout d’abord que le mot « éthique » est souvent employé à tort. C’est devenu aujourd’hui un mot valise. Je pense que les entreprises ont une part de responsabilité dans ce phénomène. Il faut commencer par se demander à quel niveau l’éthique doit se placer. Pour moi, elle se situe au niveau personnel, mais certains pensent qu’elle peut relever du domaine collectif. C’est ainsi qu’on en arrive à la notion de « charte éthique », que je trouve personnellement un peu étrange.

Pour quelle raison ?

J’ai un peu réfléchi à la question de la fonction de ces chartes, ou codes éthiques. Leur utilité pose question. Il est légitime qu’il y ait des règles et des lois au sein de la société. Il me paraît également légitime qu’il y ait des débats entre des personnes qui ne sont pas d’accord sur ce qu’est le mensonge ou le vol. Mais pourquoi une entreprise a-t-elle besoin de dire : « Ca, vous ne le ferez pas » ? Est-ce que la charte éthique a pour objectif de couvrir les responsabilités ? Et si oui, qui couvre-t-elle : l’entreprise ou l’individu ? Pour moi, il ne devrait pas y avoir besoin d’écrire de telles chartes. Si l’on y écrit « il faut être honnête », cela suppose deux choses : premièrement, que tout le monde sait ce que c’est qu’être honnête, et deuxièmement, que certains envisageaient, sans charte, d’être malhonnêtes. Cela pose d’autres questions connexes. Par exemple, est-il éthique de ne pas tenir sa parole tout en expliquant pourquoi on ne la tient pas ? Je n’ai pas la réponse. Je pense que c’est un problème vieux comme les questions d’éthique dans les religions.

Vous dites aussi que l’évolution récente des entreprises rend les choses plus compliquées en matière de confiance, en érodant peu à peu la légitimité du pouvoir. A quoi est due cette évolution, et comment la qualifieriez-vous ?

Je pense qu’il y a deux éléments de réponse. Le premier est que la confiance, comme la culture, suppose du temps. Or, il y a une tendance croissante à considérer que le temps n’est pas une chose importante. Certains économistes estiment depuis longtemps que l’entreprise est juste un « nœud de contrats », et qu’elle n’est pas une communauté humaine à part entière. Cette vision des choses revient régulièrement.. Comme je le disais précédemment, il est plus difficile aujourd’hui pour les grandes entreprises de promettre aux jeunes diplômés un projet commun. Je n’en fais pas un problème moral, mais il ne faut pas s’étonner que cela bouleverse la vision du monde. Le deuxième facteur est le fait que nous assistons à une crise du leadership. Cela est vrai dans le domaine politique, mais aussi dans les organisations.

Est-il possible de dater cette tendance ?

Je ne saurais pas vous répondre. C’est une évolution trop graduelle pour pouvoir fixer une date.

Vous évoquez dans ce livre la théorie des jeux et son application dans le monde de l’entreprise. En quoi la gouvernance peut-elle s’appuyer sur cette théorie ? Comment répond-elle aux problématiques de coopération et de confiance ?

Je souhaiterais d’abord apporter une précaution : la théorie des jeux est un champ disciplinaire où évoluent un grand nombre de chercheurs. Nous l’évoquons dans ce livre à un niveau très « basique ». Ceci étant posé, le fondement de la théorie des jeux, c’est le fameux dilemme du prisonnier. La question est la suivante : « Quelle décision vais-je prendre, en sachant que je tirerai un plus grand bénéfice du fait de mentir plutôt que dire la vérité ? » Les questions connexes sont nombreuses : jusqu’où peut-on aller ensemble, de façon collective, si chacun sait qu’on va gagner tous ensemble, mais que l’un d’entre nous peut gagner plus vite et plus gros s’il prend la décision de trahir ? C’est tout le problème de la coopération et de la compétition entre les parties prenantes.  En termes de gouvernance, la question est aussi de savoir ce que l’on fait du traître. S’il n’est pas puni, c’est de fait une incitation pour tous à trahir.

 

Pour le chef d’entreprise, le piège est d’avoir un tiers garant, mais de vouloir en changer dès lors qu’il n’est plus d’accord avec la façon dont celui-ci a arbitré.

 

Vous établissez un lien entre la confiance et la théorie des coûts de transaction, développée par Williamson, et qui postule que les agents économiques sont opportunistes. Les institutions et les règles sont-elles le seul moyen d’établir la confiance dans la vision qu’il décrit ?

La confiance est quelque chose qui peut se substituer aux règles. Lorsque vous organisez quelque chose, vous imposez des règles si vous n’êtes pas certain que les gens se font confiance. Si chacun se met à respecter les règles établies, les choses se déroulent bien puisque vous diminuez le niveau de confiance a priori nécessaire. Pour prendre l’exemple du code de la route, chacun suppose que les autres usagers de la route roulent à droite de la chaussée. Cette confiance est accordée car on sait que si l’un d’entre eux roule à gauche il sera lourdement sanctionné, et qu’il le sera probablement avant qu’il ne provoque un accident grave. Mais lorsqu’il n’y a plus de règle, dans l’hypothèse où survient un cas nouveau ou imprévu par exemple, les choses se déroulent mieux si les agents du système se font confiance entre eux.

Vous écrivez aussi qu’il ne faut pas faire de la confiance l’alpha et l’omega du management au motif que c’est une ressource stratégique, souvent moins utile que d’autres, et parfois trop coûteuse à acquérir. Pouvez-vous développer ?

En effet, le fait de susciter la confiance peut être coûteux. Si je reprends ma métaphore du code de la route, on place sa confiance dans le respect de la règle, mais pas forcément dans les individus. Cela prendrait beaucoup de temps et d’énergie d’apprendre à bâtir cette confiance entre tous les usagers de la route. Heureusement, grâce à la règle, je n’ai pas besoin de les connaître individuellement pour savoir qu’ils s’arrêteront au feu rouge.

Comment la confiance permet-elle aux organisations d’obtenir un avantage concurrentiel ?

La confiance permet justement de ne pas avoir besoin de recourir à la règle. En termes purement économiques, les bénéfices organisationnels de la confiance représentent tout d’abord des réductions de coûts. Je parle ici en termes financiers, mais pas seulement. La confiance est bonne pour le moral, et donc pour l’efficacité. Pour prendre un autre exemple,  dans le cas d’un conflit, les soldats agissent mieux et plus vite s’ils savent que le chef est un « bon chef » et qu’ils lui accordent leur confiance. Si au contraire les troupes questionnent chacune de ses décisions, les choses se passent moins bien.

Vous décrivez la nécessité de l’intervention d’un tiers garant, seule entité à même de générer des boucles de confiance. Quelles sont les conditions nécessaires pour que son intervention soit efficace ?

Là encore, l’efficacité de son intervention est liée à la notion de confiance. Il faut tout d’abord évidemment que le tiers de confiance n’ait jamais trahi. Cette question de la légitimité est elle aussi centrale. Il est également nécessaire de s’assurer qu’il n’y a pas de risque de conflit d’intérêt. Certains disent être capables de dépasser ce conflit d’intérêt. L’idée est de dire : « J’ai un intérêt à ce que l’une des deux équipes gagne, mais je suis suffisamment honnête pour arbitrer le match de façon juste ». Cet argument n’est pas crédible. Enfin, il faut se pencher sur la notion d’indépendance, et plus précisément d’indépendance respectée. Pour le chef d’entreprise, le piège est d’avoir un tiers garant, mais de vouloir en changer dès lors qu’il n’est plus d’accord avec la façon dont celui-ci a arbitré. C’est évidemment un scénario à proscrire.

La transparence des experts est-elle selon vous un facteur déterminant ?

Je n’ai pas de réponse définitive. Elle présente l’avantage de pouvoir permettre d’éviter les conflits d’intérêt. La place de la transparence est une vraie question. Non seulement elle est floue, ce qui est un joli paradoxe, -une transparence floue-mais surtout, elle pose d’autres problèmes, plus larges. On retrouve la question de la confiance. Difficile de postuler que tout le monde sera transparent : il faut alors surveiller tout le monde…  la transparence comme dogme c’est le début du totalitarisme.

Le consultant doit-il selon vous être capable de sortir de son rôle de technicien pour assumer une posture de « critical friend » ?

Tout le problème se trouve dans ce terme de « friend ». Le consultant est-il suffisamment « friend » pour le rester quoi qu’il dise ? L’amitié est parfois brisée du fait de l’ami qui a tout dit, ou trop dit. Une nouvelle fois, on voit surgir la question de la transparence. C’est quelque chose qu’il faut exercer avec prudence, avec doigté. Chacun rêve d’avoir un « critical friend » capable de tout lui dire. Mais cela suppose par exemple que celui-ci ne s’estime pas trahi, non plus, dans le cas où son interlocuteur n’écoute pas ses conseils lorsqu’il lui déconseille de poursuivre dans une certaine voie. Il faut garder à l’esprit qu’in fine, le chef d’entreprise est seul responsable de sa décision.

Vous transposez le concept psychanalytique du transfert au monde de l’entreprise, en comparant le consultant à un analyste. Pourquoi cette comparaison ?

Parce qu’elle est pédagogique. Il est vrai qu’il se passe quelque chose entre le consultant et le chef d’entreprise qui peut être de l’ordre du transfert ou du contre transfert. Il arrive que des chefs d’entreprises tombent « amoureux » de leur consultant, ou que des consultants qui tombent amoureux de l’entreprise qu’ils conseillent. Pour le dire autrement, les organisations ne sont pas des êtres froids, parce qu’il y a de la pâte humaine dedans. Le management essaye souvent de rendre froids des phénomènes organisationnels, mais c’est une illusion.