Fondatrice de la start-up The Boson Project et lauréate du prix La Tribune Women’s Awards dans la catégorie startuppeuse de l’année, Emmanuelle Duez explique pourquoi le rapport au travail des « millenials » est révélateur d’un changement de paradigme.

A quoi ressemblera l’entreprise de demain ? 

C’est le sujet sur lequel nous travaillons au sein de The Boson Project. Nous sommes persuadés qu’elle n’aura rien à voir avec l’entreprise d’aujourd’hui. Le monde est confronté à un changement de paradigme et il est nécessaire de mobiliser le capital humain des entreprises pour répondre aux nouveaux enjeux qu’il fait naître.

L’entreprise de demain sera agile. Elle devra pouvoir se disloquer pour retrouver sa capacité à expérimenter. Elle sera alignée : il y aura une symétrie entre la promesse faite à ses collaborateurs et celle faite à ses clients. Elle saura muter en passant d’un état stable à un état instable, puisqu’il n’existe pas de solution définie aux transformations qu’elle devra intégrer. Enfin, elle sera forcément transparente, puisqu’elle ne pourra rien cacher à ses parties prenantes.

L’un des sujets les plus importants, dans le cadre de ces multiples changements, est le passage du contrôle à la confiance. Elle est la clé de cette transformation. Je ne parle pas des entreprises libérées, mais des sociétés « normales », dans lesquelles il faut créer des terreaux culturels favorables à cette confiance et en misant sur les hommes. L’entreprise doit devenir un terrain de confiance.

Faut-il poser des limites à la transparence ?

De nouvelles limites viendront se poser de façon naturelle, car la transparence fait peur. Mais la tendance est claire : tout devient piratable, hackable. Dans le même temps, les entreprises recrutent massivement des millenials, pour qui Edward Snowden est un héros. Et pourquoi s’y opposer ? La transparence est quelque chose de vertueux. Au fond, qu’est-ce qu’une entreprise peut avoir à cacher à ses collaborateurs ou à ses consommateurs ? Bien sûr, je n’inclus pas dans cette réflexion tout ce qui relève de la propriété intellectuelle ou des brevets.

Constatez-vous une forme de défiance du monde de l’entreprise envers la génération Y ?

Il y a une défiance naturelle de chaque génération envers celle qui lui succède. D’une façon générale, on est toujours méfiant vis-à-vis des jeunes, notamment en France. Mais il y a aujourd’hui une incompréhension sur ce que révèle cette nouvelle génération, qui a du mal à entrer dans le monde de l’entreprise. Certains pensent que les jeunes ne se rendent pas compte de leur chance et qu’ils finiront par rentrer dans le rang, mais ce phénomène générationnel est symptomatique d’une remise en cause profonde du modèle traditionnel de l’entreprise. Celle-ci est davantage induite par le contexte que par ces jeunes collaborateurs, même s’ils en sont le premier véhicule.

 

La jeune génération est très exigeante vis-à-vis de l’entreprise, dont elle attend qu’elle soit un lieu d’accomplissement

 

Nous sommes face à un enjeu pédagogique : il faut expliquer aux entreprises et aux managers que si les jeunes ne répondent pas aux mêmes stimuli et n’ont pas les mêmes comportements ni les mêmes attentes, il ne s’agit pas d’une question de génération mais de contexte qui s’incarne dans cette jeunesse. C’est un sujet qui dépasse la dimension générationnelle. Aujourd’hui, le monde va plus vite, et les règles du jeu business ont changé. Ces sujets se cristallisent dans cette jeunesse qui vient percuter les modèles de management. La génération Y est un symptôme de la remise en cause des entreprises.

A l’inverse, la génération Y fait-elle confiance à l’entreprise selon vous ? 

On assiste là encore à un changement de paradigme assez fort : lorsqu’on entre dans une entreprise désormais, on ne sait pas combien de temps on va y rester. L’entreprise ne peut plus assurer la pérennité nécessaire à la construction de projets. Dans ce contexte de précarité, elle devient donc une fin en soi, et non une façon de se procurer les moyens d’atteindre un épanouissement à l’extérieur. Dans le même temps, il y a une porosité grandissante entre vie professionnelle et vie personnelle. La jeune génération est donc très exigeante vis-à-vis de l’entreprise, dont elle attend qu’elle soit un lieu d’accomplissement.

 

50% des métiers qui embaucheront dans cinq ans en France n’existent pas encore.

 

En définitive, il n’y a pas de rejet de l’entreprise en tant que telle, plutôt une difficulté à entrer dans l’entreprise traditionnelle en raison de la collision des modèles et des modes de pensées. Mais cette jeunesse est une chance pour l’entreprise. Elle porte en elle les clés de la transformation. C’est elle qui parviendra à faire avancer les choses.

Selon une récente étude, deux « millennials » sur trois envisageraient de quitter leur entreprise actuelle d’ici 2020. Quelle est votre réaction par rapport à ce chiffre ?

Cet horizon me semble lointain ! Aujourd’hui, les jeunes restent en moyenne entre 12 et 18 mois à un même poste, et c’est normal. Les entreprises ne sont plus en mesure de leur offrir un emploi à vie, ils en ont fait une force. L’épanouissement professionnel se construit dans la diversité des expériences et des trajectoires de carrières. La perspective de rester 5, 6 ou 7 ans dans la même organisation n’est pas un objectif pour cette jeunesse. Il ne s’agit pas d’un rejet aveugle et stupide, mais d’un reflet des évolutions de notre société. 50% des métiers qui embaucheront dans cinq ans en France n’existent pas encore… Les opportunités à saisir sont nombreuses. Et il y a aussi une part d’adrénaline à ne pas savoir de quoi demain sera fait. Avant, on construisait sa vie dans la sécurité. Aujourd’hui, on la construit sur un lit de précarité. Ce sont les nouvelles règles du jeu.

Pour inciter les jeunes à avoir envie de rester, les entreprises doivent miser sur l’alignement des valeurs et la transparence. Quelqu’un qui s’engage se demande pourquoi il le fait. Il a besoin de trouver une résonnance en lui. C’est ce supplément d’âme qui fait que le jeu en vaut la chandelle.