Spécialiste du capital-risque, Marie Ekeland siège actuellement aux conseils d’administration de Criteo, Parrot, Showroomprivé et de l’Institut Louis Bachelier. Elle s’exprime sur les questions de financement et de gouvernance des entreprises, et sur la responsabilité des administrateurs.

Pourquoi le financement des jeunes entreprises pose-t-il problème aujourd’hui en France ?

L’économie européenne dans son ensemble, et l’économie française en particulier, est financée par les banques. C’est une différence fondamentale avec les Etats-Unis. 90% du financement passe par la dette bancaire en France contre 20% aux USA, où il y a un recours beaucoup plus important à l’investissement en actions. Or, nous sommes aujourd’hui dans une période de transformation de l’économie. Il y a de nouvelles règles du jeu : il faut être compétitif au niveau international, avoir un niveau d’innovation accru, revoir les organisations pour être agile, penser consumer-centric… Pour y parvenir, il est nécessaire d’investir. Mais certaines des transformations nécessaires pour se réinventer ne vont pas rapporter d’argent à court terme. Il y a des paris à prendre. Cette problématique ne concerne d’ailleurs pas uniquement les start-ups. C’est l’économie au sens large qui doit revoir sa manière de se positionner. Chacun doit essayer de revoir les règles du jeu.

C’est quelque chose qu’on n’arrive pas à faire en France ?

Non, justement parce que la dette bancaire ne fonctionne pas. D’abord parce qu’il s’agit de financement de court terme, et ensuite parce qu’on ne prête qu’aux riches. Toutes les entreprises devraient avoir besoin d’investir, et donc d’avoir des fonds propres qui permettent de réaliser ces investissements sereinement. Mais on observe que les entreprises s’endettent de plus en plus, parce que la dette reste le levier naturel. Et dans le même temps, l’épargne des français est investie partout sauf dans l’économie réelle.

 

Une entreprise qui marche doit nécessairement avoir un board qui fonctionne.

 

1700 milliards d’euros sont placés dans les livrets et les assurances vie. Le problème vient notamment des incitations fiscales sur les produits d’épargne. Les particuliers sont incités fiscalement à placer leur argent dans des produits sans risque et liquides, de court terme. Il y a en outre un vrai problème d’éducation financière : les Français ne sont pas éduqués dans l’idée que l’argent n’est pas uniquement un placement, mais peut servir à financer des projets qui ont du sens pour eux. La situation est d’autant plus absurde que les études de l’AMF montrent que les actions sont le meilleur placement à 10 ans. Les jeunes devraient donc être les premiers à investir dans les entreprises, alors que l’âge moyen des actionnaires est de 65 ans !

Vous êtes membre d’un certain nombre de conseils d’administrations : Parrot, Showroomprivé, Criteo… Comment qualifieriez-vous le rôle du board dans une entreprise ?

Je pense qu’une entreprise qui marche doit nécessairement avoir un board qui fonctionne. La responsabilité du conseil d’administration est double : il doit vérifier que l’entreprise est dirigée par la bonne personne, et tracer les grandes directions qui doivent être prises. La vraie problématique est de trouver l’alchimie qui permette que ce groupe de personnes arrive à prendre de bonnes décisions de manière sereine. Avant même la question de la gouvernance, il y a un sujet autour de la composition du conseil d’administration. S’il n’est composé que des mêmes types de profils, il n’aura pas la diversité suffisante pour mesurer les différentes options de l’entreprise.

 

Il est important que toutes les personnes qui participent à des décisions importantes puissent en être tenues pour responsables.

 

Il faut trouver des équilibres entre les profils entrepreneuriaux et les profils plus gestionnaires. C’est un enjeu fondamental dans une période comme celle que nous traversons, où tout est en mouvement, et où l’entreprise a besoin elle aussi d’être en mouvement pour bien se porter. Il est également essentiel d’avoir autour de la table des personnes qui ont un certain sens de l’intérêt social de l’entreprise. Il ne s’agit pas de défendre des intérêts particuliers. Chacun doit penser, en son âme et conscience, que les décisions qui sont prises relèvent de l’intérêt général.

La composition des conseils d’administration pose-t-elle problème aujourd’hui en France ?

L’un des problèmes qui se pose avec les vieilles entreprises, comme celles du CAC 40, est que le fondateur n’est plus le dirigeant. Pour le remplacer, on a souvent nommé des gestionnaires qui ont pour mandat de gérer l’entreprise en bon père de famille. Leur action consiste donc principalement à préserver les activités existantes. Peu de gens ont une capacité à prendre des risques, à proposer de nouvelles directions. Si les conseils d’administration sont uniquement composés de gestionnaires, il sera impossible d’accompagner ces entreprises dans cette transformation nécessaire. Or, nous sommes dans un monde qui court à sa perte s’il continue sur la même dynamique économique. Il est essentiel de changer.

Quel est votre regard sur le fait que la responsabilité civile ou pénale de l’administrateur peut être mise en cause par les actionnaires ?

Je constate tout d’abord que cette responsabilité est beaucoup plus forte aux Etats-Unis qu’en France. Aux USA, les administrateurs sont engagés sur leurs biens personnels. Je pense qu’il est normal et sain que les membres du board aient des comptes à rendre dans la mesure où il s’agit de l’organe qui va valider les décisions importantes. Nous traversons une crise de confiance qui est aussi une crise de dé-responsabilisation. Il est important que toutes les personnes qui participent à des décisions qui entraînent beaucoup de gens derrière elles puissent en être tenues pour responsables. On observe un mécanisme semblable dans le monde de l’investissement. En tant qu’investisseurs, on nous demande de placer notre propre argent dans nos fonds. L’idée est que si l’investisseur fait perdre de l’argent aux autres, il en perd également à titre personnel.

La question de la rémunération du dirigeant est-elle un sujet selon vous ?

Nous sommes dans un métier d’alignement d’intérêts et d’alignement des visions. Si j’ai face à moi une équipe de trois fondateurs dont l’un détient 90% des parts tandis que les deux autres n’ont que 5% chacun, leurs intérêts ne sont pas alignés. L’intérêt des deux actionnaires minoritaires sera de négocier un salaire important plutôt que faire grandir l’entreprise. Si l’intérêt premier de chacun n’est pas de générer de la valeur, ça ne peut pas fonctionner. Il faut que tout le monde soit aligné sur la valeur de l’action, y compris les salariés-clés. C’est la seule façon d’arriver à optimiser la croissance. Lorsque je vois des fondateurs qui essayent de négocier des salaires mirobolants, je me dis que ce ne sont pas de vrais entrepreneurs.

Une rémunération trop importante peut-elle nuire à la confiance que les salariés placent dans l’entreprise ?

La motivation financière première des entrepreneurs doit être la valeur des actions à terme. Ceci étant dit, il ne faut pas que les fins de mois deviennent un problème pour le dirigeant. Il est déjà tellement difficile d’entreprendre que cette problématique ne doit pas venir s’ajouter au stress de l’entreprise. C’est un équilibre à trouver. Il y a une autre composante à ce problème : si le dirigeant se verse un salaire mirobolant, les salariés vont vouloir se caler sur cette base. Il est faux de penser que l’information ne circule pas, que les choses ne se savent pas.

 

L’entrepreneur a une chose à apporter à l’investisseur : la sincérité. S’il n’est pas sincère, il ne crée pas la confiance.

 

Ce qui est important est surtout que les choses puissent être vues et comprises de manière relativement équitable. Que se passe-t-il si l’un des fondateurs, qui ne travaille plus, reste à la tête d’un service pour continuer à percevoir un salaire, et qu’il empêche d’autres collaborateurs de monter dans la hiérarchie ? De telles situations se présentent régulièrement. Pour maintenir la confiance de l’intégralité de l’entreprise, il faut pouvoir trouver des justifications basées sur le mérite.

La transparence est-elle un facteur de confiance dans l’entreprise ?

Il est important de responsabiliser les salariés pour créer de la confiance. Les gens sont plus productifs lorsqu’ils ont l’impression que leur action au quotidien va changer le cours des choses. La transparence totale n’est pas forcément souhaitable : il n’est pas question de comparer le salaire de tout le monde, mais d’avoir plus d’ouverture. J’ai en tête l’exemple d’une startup de la Silicon Valley où à la fin de chaque comité exécutif, les dirigeants envoient un mail à l’ensemble des salariés de l’entreprise pour présenter les décisions qui ont été prises. L’entreprise compte plusieurs milliers de salariés et le turnover est très limité. Les gens se sentent responsabilisés, avec un sentiment d’appartenance très fort. Ils savent qu’on leur fait confiance, et ils veulent être au niveau. Lorsque le logo a été choisi par exemple, il a été dévoilé à tous les salariés au mois de février, et il n’y a eu aucune fuite jusqu’à la présentation officielle en juillet. Lorsqu’on entre dans ce type de mécanique vertueuse, on ne peut en retirer que des bénéfices.

La décision d’investir se base-t-elle sur des critères rationnels ?

Pas seulement. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle certains capitaux-risqueurs peuvent refuser un dossier tandis que d’autres vont l’accepter. S’il y avait un mode d’emploi mathématique, tous les investisseurs choisiraient les mêmes entreprises. Or, beaucoup des plus grandes réussites, comme Apple ou Google, ont essuyé des refus de la part de certains investisseurs pourtant réputés. Le facteur humain est prépondérant. La confiance, notamment, est capitale. Il n’y a rien de pire pour un investisseur que de miser sur une entreprise où il ne parvient pas à établir la communication. Cela vient souvent du fait que l’équipe est dans une posture de défiance, qu’elle ne partage pas la vision de l’investisseur.

 

Les bons entrepreneurs choisissent leurs investisseurs. Ce qui veut dire que l’investisseur doit lui aussi tenter de susciter de la confiance.

 

La question la plus importante à se poser est la suivante : est-ce que je crois suffisamment à ce projet pour passer un temps significatif dans les prochaines années avec ces personnes-là ? Il faut pouvoir répondre à cette question en gardant à l’esprit la notion de risque liée à cette prise de décision. Pour l’investisseur, la seule façon de prendre cette décision en confiance est d’être convaincu qu’il se trouvera dans un environnement où l’opportunité en vaut la chandelle. Et pour le faire, il faut un environnement humain qui permette de prendre de bonnes décisions avec un alignement des intérêts et une vision de la direction à suivre.

En tant qu’entrepreneur, comment créer la confiance chez l’investisseur ?

Je voudrais tout d’abord rappeler que les bons entrepreneurs choisissent leurs investisseurs. Ce qui veut dire que l’investisseur doit lui aussi tenter de susciter de la confiance. De son côté, l’entrepreneur a une chose à apporter à l’investisseur : la sincérité. S’il n’est pas sincère, il ne crée pas la confiance. Au début d’une entreprise, l’environnement est confortable : l’entrepreneur n’a de comptes à rendre à personne, hormis à ses co-fondateurs. Le fait de prendre à bord des gens comme nous demande de prendre confiance en soi. Il faut faire en sorte que ce challenge soit vécu comme quelque chose de positif pour avancer, et non comme quelque chose de négatif. La confiance, c’est de se mettre en situation de faiblesse. Il faut accepter de baisser sa garde, de se mettre en danger et de collaborer. C’est particulièrement difficile en France où nous n’avons pas cette culture du recours au capital-risque. Nous avons toujours l’image du méchant financier qui va diriger l’entreprise à la place de l’entrepreneur.

Vous avez créé Daphni. Quelle est la particularité de ce fonds d’investissement ?

Daphni est né de l’idée que la transformation atteint aussi le capital-risque, qui est un métier historiquement très artisanal et très opaque. Les professionnels de ce secteur communiquent généralement assez peu à leurs clients. Notre idée était d’utiliser le meilleur du numérique pour créer un nouvel acteur pérenne. Nous avons donc décidé de constituer une communauté autour de l’équipe de gestion et de la faire participer à l’évaluation des dossiers via une plate-forme numérique. Il y a là un vrai sujet de confiance, puisque cette communauté sera composée de plus de 100 personnes à qui nous confierons des informations confidentielles. Nous le faisons parce que nous pensons que leur apport peut avoir de la valeur pour nous et pour les sociétés du portefeuille. Leur implication est essentielle pour que nous soyons en mesure d’apporter aux entrepreneurs beaucoup plus que de l’argent. Pour garantir la confiance à l’intérieur de la plate-forme, nous avons prévu que tous ceux qui y auront accès signent une charte. Celle-ci répertorie une série de droits et de devoirs, mais aussi de valeurs qui couvrent non seulement la gestion de la confidentialité, mais aussi des notions comme la bienveillance.

Comment les entrepreneurs peuvent-ils postuler ?

Ils peuvent postuler en ligne, via la plate-forme. Nous leur demandons de le faire en vidéo pour conserver le lien humain. De notre côté, nous les prévenons qu’il s’agit d’un modèle ouvert. L’information a vocation à être diffusée. Ils ont accès à la liste des gens à qui nous allons l’envoyer. S’ils pensent qu’une personne de la communauté présente un risque de conflit d’intérêt, ils peuvent nous demander de ne pas lui faire parvenir l’information. Nous travaillons beaucoup sur la notion de création d’un espace de confiance pour arriver à produire un maximum de valeur. L’idée est de parier sur l’ouverture et la transparence au sein de la communauté.

Retrouvez ici la deuxième partie de notre entretien avec Marie Ekeland sur l’économie digitale.