Secteur des jeux d’argent et de hasard : les attentes des régulateurs en matière de lutte contre le blanchiment des capitaux
Publié le 21 avril 2021
Article co-écrit avec Benjamin Brecy, Senior Manager Risk Advisory et Dylan Bergounhe, Consultant Senior Risk Advisory.
Au 3e trimestre 2020 et malgré l’annulation de plusieurs compétitions sportives majeures (UEFA Euro de football, Jeux Olympiques d’été, tournois de tennis de Wimbledon), les mises en ligne des parieurs sportifs se sont élevées à 1,6 milliards d’euros[1], en hausse de 49% par rapport au 3e trimestre de l’année précédente. Dans le même temps, sur l’ensemble de l’année 2020, la Française des jeux (FDJ) a collecté des enjeux à hauteur de 14,4 milliards d’euros[2] dans son réseau de points de vente.
En physique ou en ligne, les sommes engagées sont donc considérables, et leurs particularités justifient que les acteurs de ce secteur (ou « opérateurs ») soient soumis au respect des dispositions du titre VI du Code monétaire et financier (CMF) en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (LCB-FT)[3].
Au-delà des sommes en jeu, les opérateurs évoluent dans un environnement règlementaire dynamique : en décembre 2019, l’Autorité Nationale des Jeux (ANJ[4], ex-ARJEL) et TRACFIN publiaient des lignes directrices conjointes sur les obligations relatives à la LCB-FT des opérateurs agréés ; et depuis 2020, l’ANJ planche sur le cadre de référence relatif à la LCB-FT dans le secteur.
Dans l’attente de la publication de ce cadre de référence, à partir duquel les opérateurs devront annuellement présenter l’avancement de leurs plans d’actions, il est utile de rappeler les risques et les dispositifs de maitrise à mettre en œuvre dans ce secteur.
Les activités en réseau physique
Quelle exposition aux risques de blanchiment des capitaux ?
Les opérateurs titulaires de droits exclusifs[5] et les casinos constituent un réseau physique important : plus de 30 000 points de vente dans le réseau FDJ, plus 13 500 dans le réseau PMU et environ 200 casinos. Si cette forte présence physique est un atout commercial, elle facilite le placement et l’intégration de profits d’origine illicite, grâce notamment à l’absence de levée systématique de l’anonymat des joueurs[6] chez les opérateurs titulaires de droits exclusifs.
Un des scénarios les plus connus consiste par exemple à racheter des tickets gagnants avec des fonds illicites puis à retirer les gains auprès de l’opérateur. Ce dernier, dans l’impossibilité de s’assurer de l’identité du joueur à l’origine de la mise, ne peut apprécier l’objet licite de l’opération.
C’est notamment ce qui a conduit le Conseil d’orientation de la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (COLB) à qualifier les vulnérabilités intrinsèques du secteur des jeux d’« élevées » en la matière.
Quelles mesures d’atténuation prévues par la réglementation ?
D’une part, si elle n’est pas systématique pour les opérateurs titulaires de droits exclusifs, la levée de l’anonymat des joueurs est prévue dans un cas particulier que les autorités s’attacheront à observer : en application des dispositions des articles R561-10 6° et 6° bis et L561-13 du CMF, les opérateurs sont tenus de procéder, lorsque la mise ou le gain dépasse 2000€, à l’identification du joueur et à son enregistrement[7]. Cette identification des joueurs permet à l’opérateur d’assurer une vigilance constante adaptée, de détecter d’éventuels comportements incohérents ou inhabituels et tend ainsi à atténuer sensiblement les risques évoqués précédemment.
Par ailleurs, le secteur des jeux est concerné par les dispositions générales de l’article L.112-6 du CMF plafonnant les paiements effectués en espèces à 1000€ et au moyen de monnaie électronique à 3000€[8].
Ces obligations se heurtent toutefois à une possibilité de contournement liée à la densité du réseau physique : le fractionnement des mises et des gains dans différents points de vente. Si elles ne s’inscrivent pas dans un dispositif complet, ces mesures ne semblent donc pas de nature à atténuer efficacement les risques de BC auxquelles les réseaux physiques sont exposés.
Quels dispositifs de maitrise complémentaires ?
A défaut d’une levée de l’anonymat des joueurs pour des mises inférieures à 2000 euros, ce qui semble opérationnellement difficile à mettre en œuvre, les opérateurs peuvent toujours coopérer avec les brigades financières pour créer le lien entre les comportements atypiques ou suspects identifiés à l’échelle de leurs points de vente (zones géographiques prépondérantes, volumétries ou montants de mises/gains importants…), et des réseaux criminels connus. L’opérateur pourra également associer à cette surveillance des contrôles sur site fréquents et approfondis, participant de fait à renforcer la culture du risque BC-FT dans le réseau physique.
Pour les mises et les gains supérieurs à 2000 euros, une surveillance type « profiling » à l’échelle du client permettra d’identifier les parieurs/gagnants récurrents, les cas de « mules » ou de prête-noms utilisés à des fins de blanchiment.
Les activités en ligne
Quelle exposition aux risques de blanchiment des capitaux ?
A l’inverse des réseaux physiques, les opérateurs disposent d’une connaissance client dès l’inscription du joueur en ligne (Cf. infra).
Pour autant, les comptes joueurs sont susceptibles d’être utilisés à des fins d’empilage et d’intégration de fonds d’origine illicite via par exemple l’utilisation de cartes prépayées pour créditer un compte[9], ou l’utilisation du compte joueur comme « mule financière » ou compte de passage, ou encore l’usurpation d’identité qui est renforcée par le caractère distant de l’entrée en relation.
Quelles mesures d’atténuation prévues par la réglementation ?
La réglementation impose l’identification et la vérification de l’identité de la clientèle et de son adresse. L’utilisation du compte joueur est d’autre part généralisée. Dans le cadre des activités en ligne, l’opérateur dispose donc d’une connaissance client et, par la suite, d’un historique de jeu lui permettant d’identifier des habitudes et d’exercer une vigilance adaptée.
Par ailleurs, les opérateurs doivent se conformer aux obligations suivantes[10] :
- L’approvisionnement du compte joueur ne peut être effectué que par son titulaire;
- Cet approvisionnement ne peut être réalisé qu’au moyen d’instruments de paiement mis à disposition par « un prestataire de services de paiement établi dans un Etat membre de l’Union européenne ou un Etat partie de l’accord sur l’Espace économique européen (EEE) ayant conclu avec la France une convention contenant une clause d’assistance administrative en vue de lutter contre la fraude et l’évasion fiscales »;
- Les avoirs du titulaire du compte joueur ne peuvent être reversés que sur un seul compte de paiement ouvert par le joueur auprès d’un prestataire de services de paiement respectant les exigences évoquées ci-dessus.
Ces mesures, si elles sont correctement mises en œuvre, sont de nature à sensiblement atténuer les risques BC-FT. Toutefois dans les faits, les opérateurs font face à des difficultés opérationnelles :
- Comment s’assurer de l’adéquation entre le titulaire du compte et le porteur de la carte (prépayée ou non) ayant servi à approvisionner ce même compte ?
- De même, comment s’assurer que le moyen de paiement utilisé par le titulaire à des fins de dépôts ou de retraits, a été émis par un établissement faisant partie de l’EEE[11]?
- Aussi, comment s’assurer que l’utilisation qui est faite du compte joueur est cohérente avec le profil du joueur ?
Enfin, les risques d’usurpation d’identité demeurent, le prestataire de services de paiement pouvant également en avoir été victime en amont.
Quels dispositifs de maitrise complémentaires ?
Le scoring client et la surveillance des opérations sont deux enjeux clés pour les opérateurs de jeux en ligne et repose sur une connaissance client irréprochable.
A partir de la classification des risques BC-FT[12], le premier (scoring client) détermine le niveau de risque d’un joueur et prendra en compte les facteurs de risques tels que sa profession/son secteur d’activité, sa présence ou non sur une liste de sanctions officielle (comme la liste française de gel des avoirs), le canal d’entrée en relation utilisé (avec/sans moyen d’identification électronique), le moyen de paiement utilisé pour approvisionner son compte, son pays de domiciliation bancaire…
Le second (surveillance des opérations), également décliné de la classification des risques BC-FT, vise à détecter des opérations, des comportements suspects ou atypiques pour un joueur ou parmi les joueurs. Bénéficiant de la connaissance des joueurs et de leurs opérations, les opérateurs pourront à titre d’exemples surveiller la récurrence des dépôts effectués via des moyens de paiement favorisant l’anonymat, ou encore identifier des changements de coordonnées bancaires fréquents ou des données de connexion incohérentes. Le croisement des données relatives à différents comptes joueurs (« benchmarking ») permettra aussi d’identifier des anomalies pertinentes au titre de la LCB, telles que la domiciliation de nombreux comptes joueurs à une même adresse ou des prises de paris localisées et importantes.